dimanche 19 octobre 2014

Le Monde : La politique à bout de souffle (3/6)


16 octobre 2014

L'ivresse des cimes


 L'affaire Thévenoud n'est que le symptôme d'une maladie qui semble avoir gagné les bancs de l'Assemblée et des ministères : la perte de tout sens des réalités?



Sur le coup, cela a fait comme une petite déflagration. L'information se murmurait depuis la mi-journée avant d'être rendue publique en début de soirée, ce jeudi 4 septembre, à la stupéfaction générale. Le socialiste Thomas Thévenoud venait d'être débarqué de son poste de secrétaire d'Etat au commerce, neuf jours à peine après avoir été nommé par Manuel Valls. Lui, le si brillant et prometteur député de tout juste 40 ans, avait fait une spectaculaire sortie de route en pleine ascension  : voilà que l'on apprenait qu'il n'avait pas correctement payé ses impôts depuis trois ans. Ainsi que son loyer, son kiné, des factures EDF… L'effet de sidération s'est étiré sur plusieurs jours, avec une question lancinante: "  Comment cela est-il possible  ?  "
C'est précisément pour y répondre que Michèle Delaunay, ancienne ministre déléguée aux personnes âgées dans le gouvernement de Jean-Marc Ayrault redevenue simple députée de la Gironde début mai, a pris la plume. Publié sur son blog sous le titre " Le tunnel, ou comment faire carrière sans mettre un pied dans la vraie vie ", le texte, critique et lucide sur le personnel politique d'aujourd'hui, a rencontré un succès inattendu. Des milliers de visites, des reprises sur tous les sites d'information, des " partages " à la chaîne sur les réseaux sociaux…
Ce jour-là, les mots de Mme Delaunay ont visé juste, preuve qu'ils faisaient écho aux nombreuses enquêtes d'opinion qui révèlent une défiance sans précédent des citoyens envers les élites qui les gouvernent. Dans les quelque 150 commentaires du post de blog, beaucoup de" bravos", de " merci madame pour avoir le courage de dire cela "" Cela ", le récit de ces jeunes piqués du "virus " de la politique qui n'ont jamais, ou presque, connu autre chose que l'excitation de la vie publique, jusqu'à perdre totalement pied avec la vie concrète. Et parfois se heurter brutalement au mur de la réalité.
Elu député de Saône-et-Loire en  2012, Thomas Thévenoud, qui vit de la politique depuis ses 23 ans, n'avait pourtant rien de l'élu imperméable ou indifférent. Accessible, multipliant les rendez-vous dans sa permanence et les visites dans les entreprises, ce proche d'Arnaud Montebourg semblait à l'écoute, prompt à faire remonter tout nouveau problème apparaissant sur le terrain. Mais il observait de l'extérieur. "Toutes ces heures et ces jours où le réel est dur comme ciment et où il faut le coltiner sans échappatoire possible, ils n'en savent rien", écrit Michèle Delaunay.

Un autre monde

Cancérologue, cette fille de préfet a exercé plus de trente ans dans le milieu hospitalier avant de s'engager en politique en  2001, à 54 ans. "Je sais ce que veut dire faire un lit d'hôpital avec une personne dedans qui ne peut pas se lever. Ce n'est pas la même chose d'avoir l'expérience de la vie pratique, des emmerdes de tous les jours, des obligations. Il faut être au bureau – ou à l'usine – à heures fixes, il y a des contraintes très prégnantes dont tout le personnel politique n'a pas la mesure. Les politiques bossent, parfois beaucoup, mais pas avec les mêmes obligations, il reste une grande part de libre arbitre, de choix qui n'existent pas dans beaucoup de métiers ", assure-t-elle.
Alors quand Henri Guaino, ancien conseiller spécial de Nicolas Sarkozy, devenu député des Yvelines en  2012, explique à un journaliste de VSD, un jour de juillet  2013, qu'il est "  très mal payé  " avec ses 5  200  euros net mensuels, et "  travaille dans des conditions déplorables ", la remarque passe mal. Toujours cette impression de ne pas vivre dans le même monde, voire de ne pas être soumis au même régime.  Thomas Thévenoud a certes été rapidement rattrapé après ses irrégularités fiscales, mais qui peut rester trois ans dans un appartement du 5e arrondissement de Paris sans payer de loyer ni être inquiété par le propriétaire ou les huissiers de justice  ? Il y eut également le cas éloquent de Jean-Vincent Placé, épinglé par le Canard enchaîné, qui avait révélé, en décembre  2013, que le sénateur écologiste avait cumulé 18  000  euros d'amendes après une centaine d'infractions routières datant d'avant 2010.
A l'heure de la transparence de la vie publique, la plupart font amende honorable quand ils se font attraper, mais cela n'empêche pas ces profils d'élus hors sol de proliférer dans la sphère publique. Chercheur au CNRS et auteur de plusieurs études sur le personnel politique dans les gouvernements français et au Parlement européen, Sébastien Michon note un phénomène récent  : " L'arrivée d'une proportion importante de gens quasi exclusivement professionnels de la politique, qui n'ont jamais exercé d'autres métiers.  "
"Une majorité des membres de gouvernement sont passés avant par des fonctions de collaborateurs, d'assistants parlementaires, de chargés de mission, de membre de cabinet ", explique le chercheur, qui a analysé les profils de tous les ministres en exercice de 1986 à 2012. Résultat, "  sous le mandat de Nicolas Sarkozy, tous gouvernements confondus, 14 % des ministres en moyenne étaient des professionnels de la politique, une proportion qui monte à 27  % dans le gouvernement de Jean-Marc Ayrault ". Ils comptaient, avant l'ère Sarkozy, pour zéro à 5  % (sauf exception sous le gouvernement Juppé).

Profils à l'ancienne

Thomas Thévenoud en est l'exemple type  : assistant parlementaire à 23 ans, conseiller de Laurent Fabius, alors ministre de l'économie, à 26 ans, puis adjoint au maire, conseiller général, député et enfin, brièvement, secrétaire d'Etat. Les profils "  à l'ancienne  " se font de plus en plus rares, ceux qui peuvent se targuer d'avoir été "  berger, chauffeur poids lourd, puis vétérinaire pendant dix ans  ", comme le socialiste François Patriat (Côte-d'Or). Réélu sénateur à 71 ans après avoir exercé à peu près tous les mandats, il déplore la part grandissante d'apparatchiks dans la majorité, notamment chez les primo-élus apportés par la vague rose de 2012.
La politique est devenue un métier à part entière, avec ses voies de formation et ses filières de recrutement. "  Sur les vingt-cinq dernières années, un tiers des ministres sont passés par l'Ecole des sciences politiques de Paris et 18  % ont fait l'ENA  ", rappelle ainsi Sébastien Michon. "La politique est un métier de plus en plus codifié, avec des attentes sur la manière de faire, sur les prises de parole. Les fonctions ministérielles sont maintenant surtout des fonctions de communication, où il faut savoir faire parler de soi, pour exister dans les médias mais aussi pour sortir du lot dans le gouvernement." A défaut de grandes écoles, de nombreux députés PS sont issus d'organisations étudiantes comme l'UNE, qui forme tout aussi bien à cela.
A la différence d'il y a quelques années, l'argent ne semble plus être un moteur d'engagement en politique. Emmanuel Macron, par exemple, aurait bien mieux gagné sa vie en restant banquier d'affaires chez Rothschild plutôt que ministre de l'économie. A l'Assemblée, la socialiste Valérie Rabault (Tarn-et-Garonne) a choisi en  2012 de quitter son emploi chez BNP Paribas, rémunéré entre 108  000  et 490  000 euros annuels de 2009 à 2011, pour devenir députée à 50  000  euros par an, selon sa déclaration d'intérêts. Juliette Méadel, énarque, ex-avocate d'affaires et porte-parole du PS, affirme gagner, à 39 ans, en tant que rapporteure à la Cour des comptes, " à peu près autant que ce qu'elle gagnait il y a quinze ans en démarrant en cabinet d'avocats  ".
Si beaucoup d'énarques se désintéressent de la vie publique pour aller dans le privé, la politique continue d'attirer parce que "  ça bouge  ", estime le chercheur, parce qu'on est pris dans le tourbillon du microcosme, parce qu'on se sent important. "  Certains peuvent vite se laisser griser par cela, c'est excitant, ça va vite, le téléphone sonne tout le temps, on a une vie à cent à l'heure. Il y a des enjeux, une possibilité de faire carrière.  "
A l'Assemblée, le phénomène est plus diffus qu'au gouvernement, car moins concentré sur une quinzaine de postes. Sur les 577 députés, beaucoup ne cherchent ni la lumière ni l'excitation. Mais pour une poignée d'élus, potentiellement ministrables, le Palais-Bourbon tient le rôle de vivier  : il faut voir l'agitation qui saisit les lieux à chaque remaniement, les conjectures de toutes sortes qui se font sur les élus les plus prometteurs. Qui va partir, qui va revenir  ? Thierry Mandon, Matthias Fekl, Thomas Thévenoud : tous ces noms circulaient depuis des semaines dans les couloirs avant qu'ils ne soient nommés.

Diversification en trompe-l'œil

Le personnel politique se diversifie certes grâce à la part grandissante des femmes, même si leur nombre plafonne autour de 25  % chez les parlementaires comme chez les ministres (hors gouvernements paritaires de François Hollande). Surtout, la féminisation reste une diversification en trompe-l'œil. Dans une étude sur "  les facteurs sociaux des carrières politiques des femmes ministres", Sébastien Michon assure ainsi que " la féminisation du recrutement politique ne s'accompagne pas d'une transformation radicale ou même d'uneouverture de la composition sociale de l'exécutif  " et que ses effets "  ne perturbent ni ne remettent en question les modes de production et de reproduction des élites politiques ". Quelques exceptions demeurent toutefois car, selon Michèle Delaunay, " le gros avantage de la parité est d'avoir fait venir des femmes qui venaient d'ailleurs"" On est venu me chercher dans mon hôpital à cause de la parité, je ne sais pas si je me serais engagée en politique sinon  ", témoigne-t-elle.
Mais la "  diversité professionnelle  " qu'elle appelle de ses vœux se fait toujours attendre. Au Palais-Bourbon, seuls 2,6 % des élus en  2012 étaient ouvriers et employés, quand ces catégories représentent 50,2% de la population active. A l'inverse, les cadres et professions supérieures sont surreprésentés : 80  % des élus en sont issus, contre 16,7  % de la population. Sans parler des ingénieurs et des scientifiques, presque totalement absents du débat public. Des cas comme celui de Michel Pouzol, élu PS de l'Essonne et passé "du RMI à l'Assemblée " – comme il l'a raconté dans un livre (Député, pour que ça change, Cherche Midi, 2013) –, sont exceptionnels. En outre, pour les salariés du privé, il est pratiquement impossible de retrouver son emploi au même niveau après un mandat. La question du statut de l'élu devra être reposée, d'autant plus avec l'entrée en application du non-cumul en  2017.
En attendant, de cabinets en chargés de mission, des professionnels de la politique continuent de considérer l'Etat comme une entreprise et les mandats électifs comme des emplois. C'est en partie ce qui explique le refus de Thomas Thévenoud d'abandonner son poste de député. Après que son épouse, Sandra, considérée comme coresponsable des manquements fiscaux, a été licenciée de son poste de chef de cabinet de l'ancien président du Sénat Jean-Pierre Bel, la famille Thévenoud ne dispose plus que des revenus du député de Saône-et-Loire. Alors, quand la pression monte de toutes parts autour de lui pour qu'il démissionne, lui répond à ses interlocuteurs que la politique, c'est toute sa vie.

Hélène Bekmezian

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