Entretien avec Octave Nitkowski

AA: A la suite de votre passage, comme invité d'honneur, à l'émission "les Grandes Gueules" de RMC, en direct d'Hénin-Beaumont, des critiques se sont élevées contre vos propos. Ces critiques portaient sur le fait que vous donniez l'impression de défendre le Front National.

Octave N : Mon rôle n’est pas de défendre telle ou telle formation politique ou tel ou tel candidat. C’est avant tout un message de vérité que je veux apporter. Je m’attache donc, sans esprit partisan ou militant, à parler une langue de sincérité et d’honnêteté, pour enfin témoigner de la réalité des choses telles que je les perçois. Et c’est cette réalité que chacun ferait bien de connaître. 

Que les choses soient claires : mon livre n’est en rien un pamphlet anti-FN comme il n’est pas non plus un texte pro-FN. Il s’agit au contraire d’un essai politique sur les raisons de l’implantation du vote frontiste à Hénin-Beaumont. Ainsi, le travail que j’ai fourni à travers mon livre, le Front national des villes & le Front national des champs, se place dans la perspective wébérienne d’une véritable neutralité axiologique (AA : selon Weber, le sociologue doit s'abstenir de porter des jugements de valeur sur les croyances des individus. "Pour comprendre les individus, et en particulier les individus historiques, il faut tenter de se mettre "à leur place", essayer, autant que faire se peut, de penser comme ils pensaient, d'appréhender les évènements comme ils étaient capables de les appréhender, avec le niveau de connaissances qui était le leur, éventuellement la culture qui était la leur, etc.")

Mais comme la vérité n’est pas toujours bonne à entendre, certains moralisateurs se sont empressés de me tomber dessus à bras raccourcis. Ainsi, ceux qui estiment que je suis « le porte-parole du FN » sont dans une posture purement agressive et bourrée d'apriori. Parce qu’ils réfléchissent à travers le prisme de l’engagement idéologique qui est le leur, ils cultivent automatiquement une bien-pensance consistant à ne pas accepter la réalité des choses telles qu’elles sont. Les Grandes Gueules de RMC ont fait la démarche de venir à Hénin-Beaumont pour comprendre les ressorts du vote frontiste, mais, paradoxalement, ils ne veulent pas entendre ce que leur disent les habitants d’Hénin-Beaumont et restent campés sur des positions stéréotypées. Ces gens se permettent de me juger sans avoir lu mon livre, et par conséquent, sans comprendre le sens de ma démarche.

AA : Quelle est votre position vis-à-vis de ce parti ?

ON : Là aussi, je n’ai pas à prendre position et je n’ai pas de parti-pris à avoir. Et ce, en ce qui concerne n’importe quel parti politique.   C’est dans cette perspective que je considère le FN comme une formation politique à l’image de n’importe quel autre parti participant au jeu électoral républicain. Je conçois avant tout le FN comme un objet politique méritant une analyse politique approfondie. 

AA : Vous semblez excuser les électeurs votant FN ?

ON : Je ne cherche pas à excuser les électeurs frontistes, mais à analyser les motivations de leur vote. L’analyse que je porte sur le vote frontiste n’émet aucun jugement de valeur. Je ne fais qu’énoncer des vérités sociologiques et politiques. 

AA : On ne comprend pas toujours très bien la différence que vous faites entre le FN des champs et celui des villes. Et notamment, comment expliquez-vous le fort vote frontiste à Beaumont, commune rattachée à Hénin, mais qui a un passé agricole récent ?

ON : Ce que j’explique, c’est que Hénin-Beaumont est incontournable pour qui veut comprendre la nouvelle mécanique frontiste. Hénin-Beaumont permet en effet de prendre entièrement conscience des deux dimensions du nouveau vote frontiste, celui d’un Front national des villes et celui d’un Front national des champs.

A Hénin-Liétard, ville ouvrière ancrée dans l’ancien bassin minier, les électeurs sont sensibles à la prolétarisation du discours du Front National. L’émergence de thèses sociales dans le discours de Marine Le Pen fait ainsi écho aux souffrances des milieux ouvriers victimes de la désindustrialisation. Ce qui est intéressant, c’est de comprendre comment une ville qui était autrefois le bastion du communisme et du socialisme répond aux sirènes lepénistes. Dès lors, Hénin rend compte de la conversion de l’électorat populaire, auparavant acquis à la gauche, au Front national.

Mais, tout en constituant un glissement sociologique majeur, l’adhésion massive des ouvriers et employés au discours frontiste ne saurait toutefois expliquer à elle seule les récentes performances du Front national. C’est pourquoi il est aussi nécessaire de s’intéresser à Beaumont-en-Artois et de voir au-delà du centre-ville d’Hénin. Car à Beaumont, les habitants y encaissent, subissent et dépriment plus qu’ailleurs sans doute. A Beaumont-en-Artois, village rural, j’explique qu’en s’adressant davantage à la ruralité, en se présentant comme la candidate des « abandonnés » et des « oubliés » du système, Marine Le Pen a incontestablement réussi à séduire l’électorat des campagnes. Surtout, Marine Le Pen est devenue l’unique représentante du terroir et des clochers face aux autres partis qui ont progressivement délaissé les campagnes au profit d’un électorat plus urbain et davantage représentatif des évolutions sociales et économiques du pays. Beaumont ne s’est pas remis de la fusion avec Hénin et a vécu tout cela comme une régression énorme. A l’image de Beaumont, j’estime que le Front national est assurément en train de s’enraciner dans les terres de la France rurale où le sentiment d’abandon, de déclassement et de relégation se fait ressentir.

AA : Mais cela fait quelques années que Beaumont n'est plus rurale, elle est même devenue un quartier résidentiel d'HB...

ON : Justement, Beaumont tend à perdre cette identité rurale. À Beaumont, ce n’est pas le bassin minier, il n’y a pas de corons, pas de terrils mais plutôt quelques fermes qui subsistent dans un cadre champêtre avec des prairies verdoyantes et du blé en herbe. Depuis la fusion avec Hénin-Liétard, Beaumont qui avait jusqu’alors réussi à préserver une certaine identité tend à voir disparaître son cadre de vie si singulier. Même si cette France rurale disparaît progressivement sous l’effet de la mondialisation et de la tertiarisation de l’économie, elle continue d’exister et à déprimer. Et ça, le Front national l’a parfaitement compris. Par exemple, les quelques agriculteurs de Beaumont vivent avec affolement la perte de leurs terres où sont désormais construits des centres commerciaux et des plateformes multimodales. Dans cette même perspective, l’arrivée d’IKEA sur les terres beaumontoises a provoqué la fureur des habitants attachés à l’identité de leur village. Car la venue d’IKEA s’est accompagnée d’un déferlement de voitures provoquant une cohue incroyable dans le village. Les habitants ne peuvent plus quitter Beaumont sereinement du fait de l’afflux énorme de voitures et camions. Il suffit de passer un samedi après-midi au rond-point des vaches pour prendre conscience de ce phénomène. Ce sont ces petits riens qui alimentent un ras-le-bol généralisé motivant alors les gens à glisser un bulletin frontiste dans l’urne. Ce n’est pas pour rien que c’est à Beaumont que le Front national enregistre les meilleurs scores. Lors de la dernière législative, Marine Le Pen y frôle les 55 % dès le premier tour avant d’y culminer à un impressionnant 62,76 % au second tour.

AA : D'autres critiques viennent du FN sur les raisons qui vous ont conduit à parler de l'homosexualité de 2 cadres du FN. Vous avez expliqué que cela faisait partie d'un raisonnement sur l'absence de positionnement politique de Marine Le Pen concernant "Le mariage pour tous". Le tribunal, saisi en référé par le FN avant distribution de votre livre, n'a pas retenu cette explication mais vous a donné à moitié raison en admettant qu'une des 2 personnes citées était un cadre national du parti et que donc sa vie privée pouvait être divulguée. Par contre, la seconde personne évoquée n'avait pas cette visibilité et ne devait pas être citée.

Êtes-vous toujours persuadé que vos raisons étaient suffisantes pour "outer" (c'est-à-dire révéler leur homosexualité) ces personnes ? En effet, l'explication que vous donnez avait déjà été donnée par plusieurs médias nationaux qui mettaient sur le compte de l'entourage "gay" de MLP le fait qu'elle n'ait pas pris de position sur la question du mariage homosexuel. Que vous ayez dévoilé le nom de 2 personnes de ce fameux entourage était-il opportun ? Outre le fait qu'ils étaient héninois, ce qui entrait dans le cadre de votre livre...

ON : Ces raisons sont bien évidemment suffisantes pour évoquer l’homosexualité de ces cadres du Front national. D’ailleurs, la Cour d’Appel de Paris me donne raison en estimant que l’homosexualité de Steeve Briois est « de nature à apporter une contribution à un débat d’intérêt général puisque, dans un contexte de fort clivage entre la gauche et la droite parlementaire à l’occasion de l’adoption de la loi relative au mariage des personnes de même sexe, le Front national a montré des signes d’ouverture à l’égard des homosexuels, ce qui a donné lieu à des questionnements publics sur les relations entre la droite nationaliste et les homosexuels ».

Au-delà de la simple question du « mariage pour tous », j’explique dans mon livre que la présence d’homosexuels au sein de la direction du Front National implique des bouleversements stratégiques non négligeables. La présence de gays aux côtés de Marine Le Pen amène incontestablement la formation d’extrême droite à en finir avec cette espèce d’homophobie primaire qui pouvait s’exprimer au temps de Jean-Marie Le Pen, et à défendre, chose nouvelle, le droit des homosexuels. L’évocation de l’homosexualité de ces deux cadres du Front National permet de comprendre la rupture entre un Jean-Marie Le Pen qui considérait l’homosexualité comme un « comportement déviant » à une Marine Le Pen beaucoup plus ouverte sur cette question. 

Après, il se pose la question de donner les noms ou pas. Là aussi, c’est tout réfléchi. Le juriste et professeur de droit Emmanuel Derieux a estimé que même sans mentionner les personnes, elles auraient été reconnues ou reconnaissables, ce qui leur aurait aussi permis d’agir en justice, dans la mesure où mon livre parle avant tout d’une réalité locale qui est celle d’Hénin-Beaumont. Ainsi, j’ai préféré être honnête et aller jusqu’au bout de ma démarche. En effet, si je n’avais pas donné les noms, cela aurait instauré un climat malsain où chacun se serait demandé de qui il s’agit. Surtout, en mentionnant les personnes, je décide aussi d’en finir avec cette omerta généralisée présente dans le milieu médiatique car j’ai une vision décomplexée. Les journalistes auraient dû évoquer ce fait car l’homosexualité de Steeve Briois prend du sens politiquement et son évocation s’inscrit incontestablement dans un débat d’intérêt général. Il est dès lors légitime et justifié d’en parler. Quand on aspire, comme Steeve Briois, à devenir le maire de la ville symbole du Front national, il faut accepter un minimum de transparence. La Cour d’Appel me donne là aussi raison. La notion de « respect de la vie privée » derrière laquelle se cachent les journalistes rend non seulement compte d’une crainte et d’une complaisance vis à vis du Front National, mais témoigne surtout de l’hétéro-centrisme dont font preuve certains médias et du tabou que représente pour eux l’homosexualité.