L'article suivant a été écrit par Jean Gadrey, professeur émérite d'économie à Lille. Ceux qui lisent Politis ont l'occasion d'apprécier ses articles. Il a beaucoup écrit sur les "Nouveaux indicateurs de richesse"(titre d'un de ses livres), pour mettre fin à à la puissance du PIB.
Alors que beaucoup aujourd'hui demande une augmentation du pouvoir d'achat, JG pose la question de savoir si cette "avidité" de consommation ne se fait pas au détriment des plus pauvres, tout en favorisant les nantis. Une meilleure répartition du "droit au bonheur" devrait être l'objectif des politiques dites économiques.
Sommes nous capables de le mettre en place, en dépit des diktats de ceux qui prônent le toujours plus (de consommation): économistes, entrepreneurs, politiques et autres philosophes?
Comment faire comprendre que le bonheur de tous (et non de certains privilégiés; et encore! sommes-nous sûrs que ces derniers soient heureux?) passe par la solidarité, le droit à la santé, le refus de la gabegie, l'attention à l'environnement, "le respect de chacun et la tolérance mutuelle"...?
Le Monde du 14 février 2009 propose cinq pistes pour "pousser les ménages à acheter ". Dans « Le nouvel état industriel », Galbraith citait Eisenhower, à qui l’on demandait ce que les citoyens pouvaient faire pour combattre la récession en cours à la fin des années 1950. Il répondit : Acheter ! Question : mais quoi ? Réponse : n’importe quoi ! Galbraith commente : « Le pays tout entier résonna de slogans patriotiques incitant chacun à « en mettre un coup » et à consommer davantage". « Un achat aujourd’hui, un chômeur de moins, peut-être VOUS ! » ; « acheter, c’est le devoir du citoyen ».
Pour installer sa domination, le capitalisme et ses acteurs moteurs ont eu besoin de transformer en profondeur les comportements et les aspirations des individus. La première façon d’assujettir les individus aux impératifs économiques de la révolution industrielle a été la « mise au travail salarié ». Travailler plus pour gagner plus et consommer plus n’est vraiment pas un comportement inscrit de tout temps dans l’esprit humain, même chez les plus démunis ! Comme l’ont montré les historiens, il en a fallu des contraintes et des incitations, des mesures d’expropriation, de la production idéologique, de l’appel à la morale industrieuse pour (tenter de) produire le travailleur salarié et discipliné dont le capitalisme industriel avait besoin. Cela n’a que partiellement réussi. L’offensive se poursuit en permanence.
Mais produire le travailleur adapté ne suffisait pas. Il fallait produire le consommateur comme débouché de la production. Les grandes entreprises du 20ème siècle allaient s’en charger. Seules d’abord, puis avec l’aide d’autres institutions, dont l’État keynésien. Le premier temps a été le « fordisme » : il fallait que les ouvriers gagnent suffisamment pour pouvoir vivre et se loger plus décemment, mais aussi pour envisager d’acheter… une voiture.
Pourtant, distribuer des revenus en hausse selon un principe fordiste ne suffit pas nécessairement à remonter le « moral des ménages », expression qui exprime crûment l’assimilation du mieux-être (le moral) au « consommer plus ».
Le système est confronté au risque majeur d’une consommation qui ne décolle pas, avec des individus rétifs qui épargnent (surtout si l’avenir est incertain), qui ne souhaitent pas s’endetter et qui refusent de travailler plus pour consommer plus. Pour un système dopé à la croissance, la réticence à la dépense est une incivilité critique. Il faut mettre au point des dispositifs pour la conjurer. C’est l’étape de la production institutionnalisée de l’avidité permanente. Galbraith l’a remarquablement décrite dès 1967 dans « Le nouvel État industriel ».
DES DISPOSITIFS PUISSANTS ET COUTEUX
Depuis, le système a fortement développé ces dispositifs. Le montant des dépenses mondiales de publicité et sponsoring approche 600 milliards de dollars en 2008, soit trois fois ce qui permettrait de régler sur le plan financier les problèmes les plus urgents des pays en développement (les « objectifs du millénaire »).
Mais la publicité n’est pas le seul dispositif de production du « consommateur-débouché ». Elle est inséparable de deux autres activités des grandes entreprises : le marketing et l’innovation marginale permanente, le renouvellement accéléré des produits sur la base de « bricoles » présentées comme le nec plus ultra. S’y ajoutent les marques (voir Naomi Klein dans « No logo »), la mode, le crédit à la consommation, la « persuasion clandestine » (titre d’un livre de 1958 de Vance Packard), l’information publique et privée, les médias économiques et d’affaires, les multiples mises en scène télévisées de la vie matérielle idéale. Ces dispositifs nous prennent pour cible, pour nous faire acheter ce que les grandes entreprises ont conçu pour nous. Pour nous convaincre que le superflu nous est absolument nécessaire.
Un « autre monde » implique une remise en cause radicale du statut de consommateur-débouché autant que des représentations du salarié et de la nature comme « facteurs de production », qui sont des figures de l’assujettissement moderne à la marchandisation du monde.
ET LES PLUS PAUVRES ? ET LA CRISE ?
Ce qui précède, écrit début 2006 dans Politis, peut sembler dépassé alors que la crise s’approfondit, que le chômage enfle et que montent partout des revendications de progression du pouvoir d’achat. Ne s’agit-il pas d’idées de bobos-écolos-intellos-aisés ?
Non. La production organisée de l’avidité ne vise pas que les riches et les « classes moyennes ». Les chaînes de la restauration rapide et les multinationales de l’agro-alimentaire sont aujourd’hui accusées par les associations de consommateurs et par les médecins de pousser à la consommation de produits dont le prix est aussi bas qu’est élevée leur teneur en graisse, en sucre et en CO2. Elles organisent, autour de ces produits à risques, destinés en priorité à des gens modestes, des campagnes permanentes de publicité, y compris dans les émissions télévisées pour enfants.
Les ménages à bas revenu n’ont pas assez de ce qui pourrait contribuer à leur bien-être, et en particulier, aujourd’hui, ils sont mal logés et ils manquent d’accès universel et gratuit à la santé, à l’éducation, à des transports collectifs, aux services pour la petite enfance et les personnes âgées, à un environnement sain, etc. La pauvreté est une situation de privation de « droits à… », au-delà du droit à disposer d’un revenu décent. Les plus pauvres sont d’un côté limités dans leur accès à des services liés à des droits, et, de l’autre, ils sont conduits à dépenser leurs maigres ressources monétaires dans le cadre du système de l’avidité, du crédit, de l’envie et de la frustration, sous l’emprise des marques, de la publicité, de la « malbouffe », de la pression au renouvellement des biens. Les officines de crédit à la consommation prospèrent sur le dos des pauvres, avec des taux d’usuriers et des pratiques inhumaines de recouvrement et de poursuites en justice. Tout cela contribue à aggraver la pauvreté comme privation de droits. UN SYSTEME QUI N’EST PAS FAIT POUR REPONDRE A DES BESOINS, MAIS POUR PRODUIRE DES DESIRS A DES FINS LUCRATIVES, EST PARTICULIEREMENT NOCIF POUR LES PAUVRES.
Dans les dépenses des ménages, on distingue, d’une part, les « dépenses contraintes », dont le logement, l’eau, le gaz, l’électricité et autres « charges » et, d’autre part, ce qui reste pour « faire ses courses ». Or, entre 2001 et 2006, pour les 20 % des ménages aux plus bas revenus, ce « reste à vivre » est passé de 45 % du revenu total à seulement 25 %, principalement à cause de la hausse des dépenses liées au logement.
On peut, sans faire de la croissance économique une condition, améliorer nettement la vie des ménages à faible pouvoir d’achat, y compris aux Antilles, par la redistribution indispensable des revenus, mais aussi par la maîtrise politique du foncier, du logement social (et écologique), par la gratuité d’accès à des services publics redevenant universels, par une profonde réorganisation de la production et de son contrôle partant de délibérations sur les besoins. S’agissant des Antilles, voyez le « manifeste pour des produits de haute nécessité », vous le trouverez peut-être idéaliste ou poétique, ou trop inspiré par Gorz, mais sans de tels stimulants nous ne sortirons pas de la crise systémique actuelle.
Il faut substituer à la revendication de progression indéfinie du pouvoir d’achat celle du partage équitable et durable du pouvoir de bien vivre. Cela permettrait à la grande majorité de vivre mieux que sous le régime du pouvoir d’achat du consommateur-débouché drogué par les dealers de croissance et de crédit. Non, il ne faut pas « pousser les gens à acheter » au sein d’un système qui nous conduit au désastre, il faut produire, consommer et vivre mieux dans une société solidaire.