Arbitrage Crédit lyonnais : Bernard Tapie placé en garde à vue
Le Monde.fr 24 juin 2013
L'homme d'affaires Bernard Tapie, 70 ans, a été placé en garde à vue, lundi 24 juin, dans les locaux de la brigade financière, à la demande des juges parisiens Serge Tournaire, Guillaume Daïeff et Claire Thépaut. Jean Bruneau, ancien président de l'Association des petits porteurs, allié de M. Tapie, a également été placé en garde à vue. Les magistrats, saisis d'une information judiciaire ouverte du chef d'"escroquerie en bande organisée", veulent établir le rôle exact joué par M. Tapie dans le processus ayant conduit à l'arbitrage lié à son conflit avec le Crédit lyonnais. Le 7 juillet 2008, un tribunal arbitral avait en effet accordé une somme de 405 millions d'euros (selon un nouveau chiffrage) à l'homme d'affaires. Pour les enquêteurs, cet arbitrage a été faussé, voulu et imposé par le camp sarkozyste.
Les policiers comptent d'abord s'appuyer sur un témoignage essentiel. Celui de Bernard Tapie lui-même, entendu comme simple témoin, le 31 juillet 2012, dans le cadre de l'enquête préliminaire portant sur l'arbitrage. Une audition, devant la brigade financière, pendant laquelle il a prêté serment de dire la vérité. Un an après, ses propos pourraient se retourner contre lui.
En effet, il semble avoir menti aux enquêteurs. Au cours de cette audition, dont Le Monde a eu connaissance, les enquêteurs lui demandent notamment s'il a eu pour "interlocuteurs" des "ministres, des directeurs de cabinet, des présidents de la République". M. Tapie répond clairement : "Jamais aucun [...]. Je n'ai parlé de ce dossier avec aucun de ceux qui correspondent à la description que vous avez faite. Il m'est arrivé d'aller à Bercy ou ailleurs mais pas du tout pour parler de mon dossier. J'ai rencontré M. Guéant et M. Pérol mais pas pour ce dossier."
Il accuse le camp socialiste d'avoir instrumentalisé l'affaire : "Les socialistes sont ceux qui craignaient que je fasse à M. Jospin à la présidentielle de 1995 ce que j'ai fait à M. Rocard aux européennes. C'est l'équipe rapprochée en place, dont le chef était M. Hollande, qui manipule toute l'opération. En plus, il y a toute l'équipe [de Jean-Marc] Ayrault et en particulier le conseiller politique de Matignon et ancien directeur de cabinet de M. Hollande, Olivier Faure [devenu député socialiste], qui poursuit M. et Mme Tapie en annulation d'arbitrage [...]. J'affirme que ce sont des raisons exclusivement politiques qui ont mené, sous la direction de M. Ayrault, ces attaques contre l'arbitrage, en visant bien évidemment avant l'élection présidentielle M. Sarkozy."
"ON M'A RATATINÉ"
Enfin, il confirme avoir rencontré au printemps 2007 Stéphane Richard, directeur du cabinet de Jean-Louis Borloo, alors ministre de l'économie. "A cette occasion, jure-t-il, je n'ai pas expliqué ma situation." Et il se plaint : "Dans mon cas, le préjudice causé a été volontaire, organisé et prémédité. On m'a ratatiné. Il s'agissait de me discréditer et de me ruiner." Il dénonce une machination : "Laisser entendre que M. Sarkozy y est pour quoi que ce soit dans cet arbitrage, est un coup monté pour lui nuire politiquement."
Il ajoute : "Si M. Sarkozy, déjà en place, l'avait voulu, c'était plus facile de donner des instructions au président du CDR [le Consortium de réalisation, chargé de gérer le passif du Lyonnais] que de monter un faux arbitrage."
Des déclarations qui, douze mois plus tard, se heurtent aux faits mis au jour par les enquêteurs, et aux déclarations des mis en cause. M. Richard certifie ainsi que lors de ce rendez-vous du printemps 2007, "à l'instigation de M. Borloo", Bernard Tapie "voulait [lui] exposer sa propre vision de l'affaire". De fait, M. Tapie ne cessera de multiplier les interventions. Comme ce 27 février 2007, où il voit Me Gilles August, l'avocat du CDR. Ou ce déjeuner privé avec Christine Lagarde à Bercy, au printemps 2008. Ou enfin ce courrier adressé le 9 juillet 2008 à M. Richard, deux jours après la sentence, "afin de couper court à toute éventuelle polémique".
Dans un tableau chronologique, la brigade financière a aussi reconstitué les différentes visites de M. Tapie à l'Elysée. Pas moins de 22 de 2007 à 2009. Dans les mois précédant l'élection présidentielle, l'homme d'affaires voit aussi beaucoup M. Sarkozy, qu'il s'apprête à soutenir publiquement. Les 8, 17 et 31 janvier 2007, M. Tapie rend visite à M. Sarkozy. Or, notent les enquêteurs, c'est le "30 janvier 2007 que les liquidateurs proposent de recourir à un arbitrage". Le 17 novembre 2007, les deux hommes se revoient, cette fois à l'Elysée. La veille, le compromis d'arbitrage a été signé.
"J'AI IMMÉDIATEMENT RACCROCHÉ"
Et puis, il y a aussi cette réunion, fin juillet 2007, décrite en garde à vue par Stéphane Richard. Sont présents dans le bureau de Claude Guéant, secrétaire général de l'Elysée, François Pérol, son adjoint, Patrick Ouart, conseiller justice, Jean-François Rocchi, patron du CDR, et... Bernard Tapie. "L'objet de la réunion consistait à écouter M. Tapie expliquer sa vision du dossier", relate M. Richard. Manifestement, l'homme d'affaires se montre convaincant pour obtenir un arbitrage. "M. Tapie a développé ses thèses", se rappelle aussi Jean-François Rocchi. Entendus la semaine dernière par la police, MM. Pérol et Ouart ont confirmé la teneur de cette réunion.
M. Tapie parvient à obtenir la désignation de Pierre Estoup comme arbitre. Tente d'influencer les autres. "Lorsque j'ai été appelé au tribunal arbitral, raconte Pierre Mazeaud, le 28 novembre 2012, à la Cour de justice de la République (CJR), M. Tapie m'a téléphoné. J'ai immédiatement raccroché car je considérais que je n'avais pas à entrer en contact avec ce personnage."
Toujours devant les policiers, M. Richard a insisté : "M. Tapie m'a souvent parlé de M. Sarkozy en me disant qu'il le voyait souvent et discutait beaucoup avec lui [...]. M. Tapie s'est beaucoup vanté d'avoir convaincu M. Kouchner d'entrer au gouvernement."
Les enquêteurs ont enfin établi que l'arbitre Pierre Estoup, principal rédacteur de la sentence, avait des liens étroits avec le camp Tapie, et en particulier avec Me Maurice Lantourne, l'avocat de l'homme d'affaires. Le 16 novembre 2007, M. Estoup avait pourtant signé une "déclaration d'indépendance" : "Je certifie être indépendant à l'égard des parties", assurait-il ainsi.
ÉTRANGE INTERVENTION
Or, M. Estoup avait participé à une dizaine de procédures avec Me Lantourne avant l'arbitrage. Dont, en mars 2000, une consultation liée à l'arbitrage. M. Estoup a également travaillé dès 1997 pour le compte de Me Francis Chouraqui, ancien conseil de Bernard Tapie. Les policiers s'interrogent aussi sur son étrange intervention, en 1998, auprès d'une vieille connaissance à lui, le président de la cour d'appel d'Aix-en-Provence, qui devait juger Bernard Tapie dans le procès des comptes de l'OM. Sans parler de ce rendez-vous avec M. Tapie, noté dans son agenda, à la date du 3 août 2006.
Or, qu'a déclaré M. Estoup, le 19 décembre 2012, devant la CJR ? "Je n'ai jamais eu l'occasion de connaître de contentieux ayant pu intéresser Bernard Tapie." Les juges ne s'y sont pas trompés, lors de sa mise en en examen : ils lui ont reproché d'avoir "employé des manœuvres frauduleuses, en orientant systématiquement le processus d'arbitrage dans un sens favorable à Bernard Tapie, tout en dissimulant ses relations de proximité avec ce dernier".