A la faveur d'une trêve de neuf jours dans la bande de Gaza, les organisations des droits de l'homme palestiniennes ont entamé un difficile travail d'enquête sur une guerre qui a déjà fait plus de 2 000 victimes. En attendant que les ONG internationales, dont Amnesty International et Human Rights Watch, obtiennent l'autorisation de se rendre à Gaza, qu'elles réclament à Israël depuis le 8 juillet, elles sont seules sur le terrain. La reprise des hostilités, mardi 19 août, complique leur tâche, dispersant à nouveau les témoins dans des dizaines de refuges.
Il faudra des mois pour étayer les allégations de violations du droit international humanitaire (DIH) par les deux camps. Des centaines de récits, qui mélangent parfois l'horreur d'un vécu aux rumeurs entendues, restent à démêler, et certains secrets, jalousement conservés, à percer. Le 23 juillet, Navi Pillay, la commissaire aux droits de l'homme des Nations unies, avait estimé que des " crimes de guerre " pourraient avoir été commis par les deux camps. Leur responsabilité sera jugée à l'aune des principes inscrits dans les conventions de Genève.
Les principes du DIH exigent des belligérants de faire la distinction entre civils et combattants et entre cibles civiles et militaires ; de prendre les précautions nécessaires pour éviter de toucher les civils et d'appliquer le principe de proportionnalité. L'attaque d'une cible militaire est illégale si elle peut toucher des civils, sauf si les dommages civils sont jugés proportionnés à l'avantage militaire direct et concret attendu de l'attaque. " Le DIH s'applique aux parties indépendamment de son respect ou non par l'autre partie ", souligne Haggai Elad, le directeur exécutif de l'ONG israélienne B'Tselem. Le Monde a mené sa propre enquête, non exhaustive.
Allégations contre Israël
Des habitations civiles devenues des cibles militaires. Le 12 juillet au soir, dans le quartier de Chadjaiya (est de la ville de Gaza), Tayssir Al-Batch, le commandant de la police du Hamas, a été visé devant la maison de son cousin. Au moins 18 membres de la famille, dont quatre femmes et six enfants, ont été tuées dans le bombardement qui a soufflé 6 maisons. Au prix de nombreuses morts civiles, Tsahal a plusieurs fois attaqué les résidences des membres du Hamas et du Jihad islamique, définies comme cibles militaires. Or, indique Mahmoud Abou Rahma, du Centre palestinien pour les droits de l'homme Al-Mezan, la présence d'un combattant dans une habitation n'en fait pas une cible militaire. " Une maison peut perdre son statut civil si elle est utilisée pour stocker des armes et sert de centre opérationnel. " Et, même dans ce cas, " il faut respecter le principe de réponse proportionnée (…) et limiter le nombre de victimes civiles ".
Des mesures préventives insuffisantes. " Vous avez cinq minutes pour fuir. Prenez les enfants. " Le message envoyé le 8 juillet par Tsahal à la famille Al-Kaware de Khan Younès n'a pas suffi. Huit de ses membres ont été tués dans le bombardement de la maison. Les organisations des droits de l'homme jugent insuffisants et trop tardifs ces avertissements, comme les frappes d'alerte sur les toits des immeubles visés, technique du " knock on the rooftop ", et les ordres d'évacuation de quartiers entiers. " Pour être conformes au DIH, les avertissements et ordres d'évacuation doivent inclure des indications précises sur la façon et l'endroit où se mettre à l'abri ", estime B'Tselem.
Des quartiers entiers devenus cibles militaires. " Le 1er août, à 9 h 50, les Israéliens ont commencé à bombarder avec des F-16, des drones et des chars les quartiers est de Rafah. Les ambulances ne pouvaient pas se déplacer. Les habitants ont reçu des SMS leur disant de ne pas quitter leur maison. L'hôpital Al-Najjar, ciblé, a dû être évacué. Près de 200 personnes ont été tuées ", raconte Mohammed Abdallah, enquêteur d'Al-Mezan.
Selon le journaliste israélien Amos Harel, le bombardement de Rafah a suivi le déclenchement par l'armée du protocole Hannibal pour retrouver le sous-lieutenant Hadar Goldin, enlevé le matin par des combattants palestiniens. En trois heures, la ville a essuyé plus de 1 000 obus d'artillerie et 40 attaques aériennes, sans qu'il y ait eu d'ordre d'évacuation préalable.
Des humanitaires et personnels de santé visés. " Le 25 juillet, on a reçu un appel d'une de nos ambulances. Les soldats israéliens avaient tiré sur son conducteur, Mohammed Al-Abadla, à Al-Karara. Trois équipes parties sur place se sont fait tirer dessus. On a demandé à la Croix-Rouge internationale d'organiser une coordination avec l'armée israélienne. Ça a pris vingt minutes, il est mort ", raconte Salem, un instructeur du Croissant-Rouge palestinien à Khan Younès.
Plusieurs équipes médicales mais aussi des hôpitaux ont été ciblés. Les bombardements ont également visé six écoles de l'agence des Nations unies pour l'aide aux réfugiés palestiniens, l'UNRWA. L'attaque de l'école de Rafah, le 3 août, que l'organisation impute à Israël, a tué neuf réfugiés et un gardien.
Allégations contre les factions palestiniennes
Les civils israéliens délibérément ciblés. Les factions palestiniennes ont tiré plus de 3 500 roquettes et obus de mortier sur le territoire israélien, faisant trois victimes civiles. Le Hamas a désigné " tous les Israéliens ", civils et militaires, comme cibles potentielles.
Mise en danger de la population gazaouie. L'armée israélienne affirme, vidéos à l'appui, qu'au moins 1 600 des 3 500 roquettes lancées sur son territoire l'ont été depuis des zones résidentielles, dont des mosquées ou des écoles. Des entrées de tunnel ont été découvertes dans des bâtiments civils. L'UNRWA a annoncé avoir retrouvé des roquettes dans deux de ses écoles désaffectées. Des équipes de télévision de France 24 et NDTV (Inde) ont filmé, les 1er et 5 août, la mise en place d'un lanceur de roquettes par des hommes en civil et des lancers de roquettes à proximité d'un hôtel du centre de Gaza abritant la presse internationale.
Par soutien à la résistance ou crainte de représailles, peu de Palestiniens acceptent d'évoquer ces " secrets de guerre ". Un habitant de Chadjaiya a indiqué au Mondequ'un atelier de fabrication de roquettes, jouxtant son immeuble, a été détruit dans un raid aérien, et des explosifs ensuite stockés dans sa cour.
Aucune preuve de boucliers humains. Le 9 juillet, un porte-parole du Hamas a salué la décision d'habitants de se poster sur leur toit pour protéger les habitations d'une attaque et appelé la population " à adopter cette pratique ". Le ministère de l'intérieur palestinien, lié au Hamas, a invité, le 12 juillet, la population à ne pas se conformer aux ordres de l'armée israélienne d'évacuer les " zones militaires fermées ".
Aucun témoignage ne permet d'établir que la coercition a été employée. Des milliers de personnes ont pu fuir les zones de combats. Ceux qui sont restés disent avoir eu peur de se mettre en danger, craindre de ne pas retrouver leur maison et ne se sentir en sécurité nulle part, pas même dans les écoles de l'UNRWA.
Menaces et exécutions de collaborateurs présumés avec Israël. Le 21 août, après l'assassinat ciblé de trois responsables militaires du Hamas, à Rafah, une source sécuritaire à Gaza a indiqué au site palestinien Majd que sept personnes ont été arrêtées pour avoir " aidé l'ennemi à viser des cibles ", et trois autres exécutées. Soupçonnés de collaboration, des membres du Fatah, le parti rival du Hamas, ont été assignés à résidence au début de la guerre. Pour n'avoir pas respecté cet ordre, le militant Sami Abou Lachin a été blessé par balles à son domicile par des hommes armés, le 28 juillet.
Hélène Jaffiol et Hélène Sallon