Le Monde 30 avril 2013
Claude Guéant est dans la tourmente judiciaire. Selon le Canard enchaîné, l'ancien ministre de l'intérieur, fidèle d'entre les fidèles de Nicolas Sarkozy, a vu son domicile perquisitionné à deux reprises, dans le cadre de deux affaires, celle de l'arbitrage Tapie-Crédit lyonnais, et celle d'éventuels financements libyens de la campagne 2007 de l'ex-chef de l'Etat. Or, révèle l'hebdomadaire satirique, lors de ces deux procédures, les enquêteurs ont découvert deux éléments troublants : d'une part, un versement sur son compte de 500 000 euros, d'autre part des traces de paiement de factures en liquide pour des montants importants.
L'ex-ministre a dû s'expliquer sur ces deux points. Pour les 500 000 euros, il évoque la revente, en 2008, de deux "tableaux de marine du XVIIe siècle" à un avocat, et assure posséder les documents qui prouvent cette vente. C'est cette version qu'il a répétée, mardi 30 avril, sur RMC :
"Cet argent n'a strictement rien à voir avec un financement libyen, a assuré Claude Guéant. Je répète que je n'ai jamais vu trace de financement libyen soit vers une campagne électorale, soit vers quiconque en France et je n'en ai même jamais entendu parler. Cet argent tient d'une transaction banale d'œuvre d'art. C'est juste le produit de cette vente. J'ai vendu ces tableaux à un avocat étranger. J'ai tous les justificatifs. Tout cela est une affaire privée et banale."
Quant aux règlements en liquide, M. Guéant assure qu'il s'agissait de primes en liquide versées aux collaborateurs ministériels : "Les factures en liquide portent sur des montants modestes (20 000 euros). AA: Guéant a précisésur Canal plus, ce midi, qu'il s'agissait d'une dizaine d'achats d'électro-ménagers. On se dit que, décidément, ces hommes politiques ont une conception étonnante de la "modestie" alors que beaucoup de Français ne disposent pas de cette somme annuellement ! D'autre part, n'est-il pas obligatoire de payer au delà de certains montants par chèque ou carte de crédit ? ). Cela vient de primes payées en liquide. Elles n'ont pas été déclarées car ce n'était pas l'usage. A posteriori, on se dit que c'était anormal. D'ailleurs, ça a été modifié."
EN 2002, LE GOUVERNEMENT A MIS FIN AUX PRIMES VERSÉES SUR FONDS SPÉCIAUX
Ce second point pose quelque peu question. Car en principe, les collaborateurs des cabinets ministériels ne sont plus rémunérés en liquide depuis longtemps. Précisément depuis que Lionel Jospin a mis fin à cette pratique, en 2001. Un an avant l'arrivée de M. Guéant place Beauvau.
Jusqu'à cette date existaient en effet ce qu'on appelait les "fonds spéciaux" : des enveloppes, en liquide, qui circulaient dans les ministères. Elles servaient notamment aux services secrets, mais avaient une autre fonction, moins glorieuse : les ministres piochaient dans ces fonds pour rémunérer leurs collaborateurs en sus de leur traitement déclaré.
Il a fallu qu'éclate, en 2001, le scandale de billets d'avion payés en liquide par Jacques Chirac entre 1992 et 1995, pour que cette pratique, qui existait depuis 1946, soit mise au jour. C'est la loi du 27 avril 1946 qui en fixe les règles, prévoyant des crédits de fonds spéciaux, versés aux services du premier ministre, et divisés en deux catégories : ceux à "destination particulière", prévus pour les besoins du renseignement intérieur et extérieur, et les "fonds spéciaux du gouvernement".
Cet argent est débloqué par le ministère des finances sur un compte au nom du premier ministre, qui en gère ensuite la répartition. Comme le raconte Bertrand Warusfel dans son livre sur le renseignement français contemporain, "en pratique, chaque mois, les chefs de cabinet des ministres bénéficiaires de ces fonds se rendent à Matignon pour retirer les sommes qui leur sont attribuées". La loi prévoit que les crédits non dépensés soient remis au budget de l'Etat, mais en pratique ce n'est jamais le cas.
De 1996 à 2001, la somme prévue en loi de finances pour les "fonds spéciaux du gouvernement" est de 48 millions de francs (7,3 millions d'euros). Mais elle ne représente pas la totalité, puisque certains ministères puisent aussi dans les fonds destinés au renseignement, et que les montants varient selon les sources. Elle est distribuée sous forme d'enveloppes aux collaborateurs des cabinets ministériels. En novembre 2001, Lionel Jospin, alors premier ministre, annonce une réforme de ce système. Il demande à François Longerot, premier président de la Cour des comptes, un rapport sur le sujet.
C'est Florence Parly, secrétaire d'Etat au budget, qui met en place cette réforme, un simple amendement à la loi de finances pour 2002. Elle prévoit la fin des fonds spéciaux pour les collaborateurs de ministres dès le 1er janvier 2002. Ces derniers sont désormais rémunérés en primes inscrites au budget de chaque ministère. Toutefois, Lionel Jospin avait accepté que les rémunérations en liquide perdurent quelques semaines, de l'entrée en vigueur de la mesure le 1er janvier 2002 jusqu'à l'élection présidentielle, fin avril, la même année.
La gauche battue aux élections présidentielle et législatives, c'est la majorité UMP qui a fait voter, lors du collectif budgétaire de l'été 2002, une conséquente augmentation de la rémunération des ministres. Et ce contre l'avis du président Chirac. "On n'augmente pas les salaires des ministres quand on n'augmente pas le smic", arguait alors le chef de l'Etat aux ministres qui venaient plaider leur cause. Las, la mesure a fini par passer : les ministres ont vu leur rémunération augmenter d'environ 70 %, avec effet rétroactif au 8 mai, date de la nomination du gouvernement, pour compenser la fin des fonds spéciaux.
DES RÉMUNÉRATIONS OCCULTES DURANT CINQ ANS ?
Claude Guéant, devenu en mai 2002 directeur de cabinet du ministre de l'intérieur, Nicolas Sarkozy, a-t-il pu bénéficier de ces versements en liquide après 2002 ? Il a expliqué au Monde que certains ministères avaient obtenu une forme de "dérogation", et continué de verser à leurs collaborateurs des compléments en liquide à leurs traitements. "Quand je suis arrivé au ministère de l'intérieur, il y avait plus de 400 personnes concernées par ces primes dont le régime fiscal n'était pas défini. J'ai d'ailleurs remis le système à plat pour mettre fin à ces pratiques en 2006".
Une déclaration controversée, qui laisse entendre que, durant cinq ans après le vote de la loi sur les fonds spéciaux, des ministères continuaient de puiser dans ceux destinés au renseignement intérieur pour y prélever, en toute impunité, des primes. AA : C.Guéant ne sera pas poursuivi pour dissimulation fiscale, puisqu'il y a prescription (en matière fiscale, on ne peut revenir sur les 4 années précédentes plus l'année en cours...). Or les montants de ces fonds ont diminué, de 60 millions à 26 millions d'euros entre 2001 et 2002. D'anciens membres de cabinets ministériels ont confirmé au Monde que ces pratiques n'avaient plus cours en 2003 dans d'autres ministères.
Autre incohérence : elles concernaient les membres des cabinets ministériels, soit quelques dizaines de personnes au maximum. Or M. Guéant parle de 400 personnes, soit plus que la totalité des effectifs physiques actuellement affectés au ministère de l'intérieur de Manuel Valls (252 personnes). Roselyne Bachelot, qui fut ministre à la même époque, était sceptique, mardi, sur cette version, et jugeait que "soit M. Guéant est un menteur, soit un voleur !"
Autre question : le prix auquel M. Guéant aurait vendu ses deux tableaux qui lui appartenaient depuis une vingtaine d'années, soit pas moins de 500 000 euros. L'artiste, le peintre flamand Andries van Eertvelt, est en effet un artiste coté, mais pas à ce prix. Sur le site de vente d'art Sothebys, son tableau le plus cher est vendu 168 000 euros, et aucune de ses œuvres ne semble avoir dépassé les 200 000 euros. Mais une vente privée est différente d'une vente publique, et peut s'être conclue pour un montant plus élevé.
Samuel Laurent et Simon Piel