jeudi 7 juillet 2011

Plaidoyer pour le droit de mourir dans la dignité

" Libertés surveillées ", par Franck Johannès, journaliste au " Monde "



Mon père est mort. Son agonie a été terrible. Après seize ans de maladie de Parkinson, son corps s'est refermé sur lui, il est mort enterré vivant dans une enveloppe qui n'était déjà plus la sienne. Il faut mesurer cette lente descente aux enfers, marche après marche. La première fois qu'il n'a plus réussi à peindre. La première fois qu'il a perdu l'équilibre sur une échelle. La première fois qu'il a renversé son verre en essayant de l'attraper. La première fois qu'il n'a pas eu le temps d'aller aux toilettes. La première fois qu'il bougeait trop pour parler au téléphone. Horrible maladie, qui veut que dans une même journée, soit on bouge trop, soit pas assez. Il n'avait encore rien vu.

Après il a fallu supporter l'humiliation de porter des couches, d'être déshabillé par ses enfants, de se faire essuyer les fesses par des inconnues, d'entendre les infirmières lui claironner aux oreilles, " il a bien mangé, monsieur Johannès ? Il a fini son petit yaourt ? "
Plus il devenait grabataire, plus les gens pensaient qu'il était sourd - il y avait erreur sur la personne. L'une des dernières fois qu'il a pu manger à la cuillère, l'un de ses derniers repas en réalité - c'était de la Blédine au goût brioché. Je lui demandais si c'était bon, si c'était chaud, toutes ces choses idiotes qu'on dit quand on fait manger quelqu'un qui n'a pas dit un mot depuis deux jours. Il m'a juste répondu, " areu, areu ", avec ce terrible sens de l'humour très noir.

Après, bien sûr, les choses ont empiré. Il voulait mourir chez lui, auprès de nous. On l'a retiré de l'hôpital, un grand mouroir très propre, pas loin d'ici, le docteur nous a dit, " Vous êtes admirables, démerdez-vous ". Papa voulait mourir. Il avait essayé une fois. Même ça, ça lui a été refusé. Il ne pouvait plus parler, presque plus ouvrir les yeux, mais il entendait tout. Imaginez ce long cauchemar, ce que c'est que d'être emmuré dans son corps, dans un silence contraint, de ne plus pouvoir bouger les jambes, de ne plus pouvoir manger, ne plus arriver à aspirer un peu de jus d'orange avec une paille, puis d'avoir les mâchoires serrées à jamais, qui ne répondent plus, qui vous ferment définitivement tout contact avec l'extérieur.
Lui était là-dedans. Deux semaines. A compter les jours, les nuits. Assommé de morphine, se réveillant d'un sommeil trouble, avant d'attendre dans une semi-conscience de tomber un peu plus bas. Je sais qu'il se disait, " mais qu'est-ce que vous foutez ? " On a fait ce qu'on a pu, on le lui disait. Parfois il avait juste une larme, nous on pleurait pour lui.

Horreur et barbarie
En France, l'euthanasie est interdite. Nous avons été l'un des derniers pays d'Europe à interdire la peine de mort, nous serons l'un des derniers à légaliser l'euthanasie, la contradiction n'est qu'apparente. On ne meurt pas de la maladie de Parkinson. Papa avait un coeur d'acier, il aurait pu vivre un siècle. En France, on n'abrège pas les souffrances - on les soulage. Papa ne pouvait plus manger ni boire ? On lui a donné de la morphine, avec des doses de cheval, et il a fallu attendre qu'il meure de faim et de soif, les médecins ont fini par nous le dire franchement.

Vous mesurez l'horreur et la barbarie ? Hippocrate avait-il vraiment voulu ça ? Mon père avait adhéré à une belle association, du coup moi aussi, qui milite pour le droit à mourir dans la dignité. C'est une belle formule. Elle lui a été interdite. La loi Leonetti de 2005 a fait un pas en avant, mais un pas seulement. Que chacun de nous, avec ses moyens, se batte pour faire avancer les choses. Pour papa, mais aussi pour nous, qui sait ce que l'avenir nous réserve.

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