Les affaires judiciaires mettent à mal quarante ans de mainmise socialiste sur le département.
La charge date de 1998 : «Moi, j’avais toujours dit "ne demandez pas à devenir propriétaires", et ils n’ont pas voulu m’écouter. Ils ont voulu être les gérants de ce patrimoine, et ils ont mis le plus mauvais d’entre eux, qui s’appelait Kucheida. Parce que Kucheida est un bon député, c’est un homme actif et dynamique, mais c’est un homme pervers. C’est lui-même un gars de la cité minière qui ne pense qu’à une chose : l’ivresse du pouvoir et disposer de tous les aspects matériels de ce pouvoir, qui fonce tête baissée et qui fait vendre une maison à son fils dans des conditions tout à fait hors du droit commun.» L’accusation résonne étrangement alors que les socialistes du Pas-de-Calais, dont le député-maire de Liévin, Jean-Pierre Kucheida, affrontent une forte bourrasque politique et judiciaire après l’ouverture par le parquet de Lille de quatre enquêtes préliminaires sur des structures gérées par la gauche et critiquées par la chambre régionale des comptes (1).
Elle est signée André Delelis, ancien député, sénateur et ministre socialiste, ex-maire de Lens. Il a aussi longtemps été un ennemi historique de Jean-Pierre Kucheida et son mentor Daniel Percheron (ex-premier secrétaire fédéral), deux des principaux barons du Pas-de-Calais, ce qui explique la violence du propos. Mais, malgré l’excès de langage, la citation éclaire une affaire qui, après le scandale Guérini dans les Bouches-du-Rhône, pourrait s’avérer ennuyeuse pour la campagne de François Hollande.
Bailleur. L’allusion de Delelis concerne la mise en examen en 1999 de Jean-Pierre Kucheida pour prise illégale d’intérêts et complicité d’abus de confiance pour la vente à son fils d’une maison minière à un prix très bas, alors qu’il présidait la Sacomi (Société pour l’aménagement des communes minières) entre 1992 et 1996. Une légèreté qui rappelle celle dévoilée ces derniers jours à travers l’usage par Kucheida d’une carte de crédit professionnelle, notamment dans des restaurants de luxe. L’ancien maire de Lens évoque aussi la gestion du patrimoine minier, qui a permis aux ténors de la fédération PS du Pas-de-Calais de construire et d’asseoir leur pouvoir. Une mainmise qui dure depuis trente-cinq ans et qui se retrouve au centre des enquêtes judiciaires. L’une d’elles porte d’ailleurs sur la Soginorpa (qui a succédé à la Sacomi), le premier bailleur de la région Nord-Pas-de-Calais avec la gestion de 62 000 logements de l’ancien parc immobilier des Houillères.
Si, à ce jour, seul Jean-Pierre Kucheida est menacé sur le plan judiciaire, politiquement, c’est tout le système mis en place par une génération d’élus qui vacille. Une organisation tenue par Daniel Percheron, Jean-Pierre Kucheida, mais aussi Jacques Mellick, ancien député-maire de Béthune, ministre sous Mitterrand : ce triumvirat est au cœur du pouvoir socialiste dans le Pas-de-Calais depuis le début des années 70. Il symbolise alors la montée d’une génération moderne dont le profil rompt avec celui des mineurs syndicalistes. Leur biographie en témoigne. Daniel Percheron, né en 1942, famille d’enseignants, certifié d’histoire-géographie, militant au Sgen puis au Snes, rejoint le PS en 1969; Jean-Pierre Kucheida, né en 1943, fils d’agent de maîtrise des Houillères, certifié d’histoire-géo, militant au Snes et à la SFIO ; et Jacques Mellick, né en 1941, fils de fonctionnaire, adhérent de la SFIO en 1959, secrétaire national des jeunesses socialistes en 1964. Des hommes de terrain, des militants issus du monde enseignant rompus aux réunions de sections. Pas des énarques. C’est à la mort de Guy Mollet, en 1975, que Percheron prend la tête de la fédération PS et place ses hommes. Pour ces élus, l’extension du domaine de la lutte passe par la conquête de la gestion des logements miniers - que l’on retrouve aujourd’hui avec la Soginorpa - cruciale à la fois pour dominer les communistes, pour se forger une image d’élus rénovateurs et… s’assurer un extraordinaire levier clientéliste.
En 1969, l’établissement public des Houillères (nationalisé en 1945) règne sur 120 000 logements, 11 000 kilomètres de voiries, 4 000 hectares de terrils, mais aussi 51 églises et chapelles, 29 stades, 28 salles des fêtes… «C’est une culture d’encadrement de la société unique en Europe», estime Jean-François Caron, élu Europe Ecologie au conseil régional. Mairies, syndicats, associations, les nouveaux militants et élus socialistes se glissent partout, maillant tout le bassin minier et contrôlant l’attribution de chaque subvention, logement ou emploi. Les victoires électorales se succèdent, faisant du trio Percheron-Kucheida-Mellick, entre autres, des «légendes» politiques à l’échelle du bassin minier. «Ils ont un discours plus moderniste que celui du PC, tout en défendant les acquis des mineurs», expliquait, le 17 décembre dans Nord Eclair,Frédéric Sawicki, professeur en sciences politiques. Ces leaders reproduisent au sein de la fédération socialiste une centralisation du pouvoir proche du modèle syndical qui les précédait. Ils sont aussi conscients qu’il faut réfléchir à l’après-charbon.
Silence. En 1983, lorsque Mitterrand annonce, dans le bassin minier, la fin de la production de charbon, la fédération socialiste monnaye en contrepartie le transfert de la gestion des mines vers les élus locaux, sur fond de lois de décentralisation. Le 24 décembre 1985, Edith Cresson (ministre du Redéploiement industriel) et Pierre Bérégovoy (Budget) signent l’acte de naissance de la Soginorpa. Mais il faut attendre 1992 pour que la fédération PS fasse des logements miniers sa chasse gardée, à travers la création de la Sacomi et de l’accession de Jean-Pierre Kucheida à sa tête. C’est lors de cette présidence que Kucheida est épinglé par l’Inspection générale des finances. Un de ses rapports, qui revient sur la vente de la maison à son fils et qui dénonce des appels d’offres trop peu nombreux, sera à l’origine de sa mise en examen. Une affaire, enterrée après une intervention politique, qui résonne étrangement avec des faits plus récents. La chambre régionale des comptes a critiqué en 2010 la politique d’appels d’offres de la Soginorpa et d’Adevia (dont Kucheida est vice-président), une des dix premières sociétés d’économie mixte de France qui gère des centaines de projets d’aménagement et qui fait aussi l’objet d’une enquête préliminaire.
Face à ces assauts judiciaires, qui pourraient constituer un changement «politique» pour la fédération départementale du PS, tout le monde se terre. Le conseil fédéral a décrété le silence dans les rangs et désigné un avocat parisien pour déposer une plainte contre X en diffamation. «C’est une autre génération. Pour eux, les journalistes doivent être soumis», relève un élu local. En 1975, lorsque Kucheida devient secrétaire à la presse et à l’information - son premier poste à la fédération socialiste -, les relations avec les médias étaient sans doute plus «contrôlées». Seule Catherine Génisson, actuelle première secrétaire fédérale, a reçu Libération. «Sereine mais blessée», la sénatrice explique que la fédé «est à un tournant». Mais elle se porte garante de «son imperméabilité avec les structures mises en cause» afin de chasser les soupçons de financement politique illégal. Proche de Kucheida, elle déplore «ses maladresses» en évoquant l’usage abusif de la carte de crédit, mais rappelle son «acharnement au travail» et son «amitié personnelle» avec le maire de Liévin. C’est donc un soutien conditionné, dans l’attente du travail de la justice. Martine Aubry a grosso modo envoyé le même message en gelant le processus d’investiture dans la circonscription de Kucheida, tout en soulignant qu’elle attendait le résultat de la commission d’enquête interne au PS, menée par l’ancien ministre de la Défense Alain Richard, et l’issue des enquêtes préliminaires.
Ennemis. Face aux récentes révélations, Daniel Percheron, président du conseil régional et premier fédéral pendant vingt-deux ans, a confié à un proche : «Ce serait l’échec de ma vie.»Kucheida est dépeint comme «combatif mais à la rue, ne comprenant pas qu’on lui cherche des noises pour 500 euros, répétant qu’il aurait pu s’octroyer 5 000 euros de frais». Mais, selon un autre élu du bassin minier, «l’argument est inaudible» pour des gens qui ne chauffent que la chambre des enfants, ne peuvent plus se payer le bus et voient un élu s’offrir un repas à 1 624 euros chez Marc Veyrat. Kucheida a plaidé «des erreurs de gestion, jamais de malversations», et a justifié l’usage de la carte «comme n’importe quel chef d’entreprise dans le cadre de relations commerciales».«Sauf que, pour les gens, il est d’abord un grand élu de la région et non un chef d’entreprise. Kucheida s’est inconsciemment dit "je donne tant à mon territoire que je peux un peu m’affranchir des règles"», ajoute un élu. Un peu comme Jacques Mellick se grisant, au début des années 90, de sa proximité avec Bernard Tapie, jusqu’à en chuter.
Car, à tant verrouiller le pouvoir, les barons du PS se sont aussi fabriqués de nombreux ennemis, prompts à se venger. Ainsi, un autre front judiciaire a été ouvert par Gérard Dalongeville. L’ancien maire socialiste d’Hénin-Beaumont, mis en examen pour «détournement de fonds publics» et révoqué du PS en 2009, a ainsi décrit dans des lettres à la juge Véronique Pair, révélées par les Inrockuptibles, un système de corruption et de surfacturation qui aurait bénéficié à la fédération PS. Un geste de désespoir pour un homme amer d’avoir plongé seul, même si Percheron et Kucheida l’ont longtemps protégé.
Un autre homme, Alain Alpern, est depuis longtemps critique à l’égard de ce système. Cet ancien élu vert et sympathisant socialiste avait proposé au début des années 2000 ses services à Percheron pour contrer la progression du FN à Hénin-Beaumont, fief de Marine Le Pen. «Il m’a félicité avant que je comprenne qu’il soutenait en fait Dalongeville», se souvient Alpern, devenu blogueur et qui est à l’origine des révélations sur la carte de crédit de Kucheida à la Soginorpa.
Enjeu. Un autre qui rumine, c’est Pierre Ferrari, 30 ans, exclu du PS fin 2010 au terme d’un violent conflit avec Catherine Génisson en raison d’une candidature dissidente aux cantonales. Lui aussi est persuadé qu’il n’a pas pesé «face aux liens entre Percheron et Dalongeville», et œuvre depuis contre le PS.
Mais Percheron et Kucheida en ont vu d’autres, comme l’expliquait ce dernier de façon prémonitoire dès 1998. Interrogé sur l’enjeu de pouvoir que représentait la conquête de la Sacomi, il répondait : «Enjeu de pouvoir ? Non, c’est un enjeu d’emmerdements. […] Mais c’est la fédération du Pas-de-Calais qui m’a demandé de le faire. Je ne vais pas dire que j’ai accepté avec un enthousiasme délirant, mais je savais ce qui m’attendait. Mais, quand j’accepte quelque chose, ensuite je me passionne.»
Pendant ce temps, le Front national a fait au minimum 30 % dans chaque canton aux élections de mars.
FABRICE TASSEL Envoyé spécial dans le Pas-de-Calais 26.12.2011