Grandes lignes de l'article ci-dessous :
- FN : dès le départ, un parti de néofascistes d'Ordre nouveau, d'inconsolables pétainistes, de soldats perdus de l'OAS, ou de fieffés négationnistes de la Shoah.
- aujourd'hui, pour un Français sur 2, le FN n'est plus un danger pour la démocratie
- mais il y a une différence entre respect des règles de la République et adhésion aux valeurs républicaines
- la dédiabolisation est une "conversion trop ostensible pour être honnête". Exemples de ce "double langage" dans la laïcité selon le FN et de la lecture de son programme.
21/2/2015
OPA sur la République
Depuis qu'elle a succédé à son père, Marine Le Pen s'est efforcée de dédiaboliser le Front national. Le parti d'extrême droite est-il pour autant républicain ?
Longtemps, les choses ont été simples. Par ses racines, son projet, ses obsessions, le Front national apparaissait comme l'avatar contemporain de l'extrême droite française : il était donc récusé en tant que tel. Attelage composite, lors de sa création en 1972, de néofascistes d'Ordre nouveau, d'inconsolables pétainistes, de soldats perdus de l'OAS, ou de fieffés négationnistes de la Shoah, il était au ban de la République, aux antipodes de ses valeurs démocratiques.
C'était au temps où ses opposants brandissaient le slogan " “F” comme fasciste, “N” comme nazi ". Au temps où, à quelques exceptions près, gauche et droite érigeaient un " front républicain " quand ce parti exerçait une menace électorale trop pressante. Comme en mars 1998, au lendemain des élections régionales, quand le président Jacques Chirac récusait ce parti " de nature raciste et xénophobe ". A tous ceux qui, à droite, espéraient amadouer son président, Jean-Marie Le Pen se chargeait régulièrement de démontrer qu'il était décidément infréquentable : ses provocations antisémites lui ont ainsi valu19 condamnations judiciaires, notamment pour apologie de crimes de guerre, banalisation de crimes contre l'humanité ou provocation à la haine, à la discrimination et à la violence raciale.
En trente ans,pourtant, le Front national est devenu l'une des principales forces politiques du pays. D'élection en élection, il s'est enraciné dans le paysage, recueillant rarement moins de 10 % des suffrages et atteignant jusqu'à 25 % des voix lors des européennes de 2014, et 48,6 % pour la candidate frontiste Sophie Montel au second tour de la législative partielle dans le Doubs, dimanche 8 février. Accidentelle en 2002, sa qualification au second tour de l'élection présidentielle paraît plus que plausible en 2017. Loin de cultiver l'antiparlementarisme des ligues d'extrême droite des années 1930, loin de comploter contre la " Gueuse " (la République), le Front national entend s'y installer et y prospérer. Il en avait eu un avant-goût, en 1986, lorsque, à la faveur de l'instauration d'un scrutin législatif proportionnel, il avait fait élire35 députés à l'Assemblée nationale. Il ambitionne, aujourd'hui, d'aller plus loin. Pour une bonne part de l'opinion, il a désormais cessé d'être un épouvantail : selon le baromètre annuel réalisé par la Sofres pour Le Monde, trois Français sur quatre estimaient, il y a vingt ans, que le FN constituait un " danger " pour la démocratie, il ne sont plus, désormais, qu'un sur deux.
Du coup, les condamnations se sont faites moins tranchantes. Certes, Alain Juppé n'a pas craint, récemment, de dénoncer " la xénophobie et l'islamophobie du FN " dont " l'idéologie est aux antipodes des valeurs morales et politiques qu'incarne " la France. Mais personne n'a oublié ni le discours de Grenoble, à l'été 2010, lorsque le président Sarkozy avait repris à la lettre les philippiques du FN contre l'immigration, ni les propos tenus au lendemain du premier tour de la présidentielle de 2012, lorsqu'il avait jugé la présidente du FN " compatible avec la République ". La prudence, voire l'embarras, y compris à gauche, sont désormais manifestes : il ne suffit plus de dénoncer le FN pour le disqualifier.
Comme le notait le député UMP Henri Guaino dans ces colonnes (Le Monde daté du 17 décembre 2013) : " Si le FN est fasciste, nazi, raciste, il est inconséquent de ne pas demander son interdiction. Mais qui la demande ? Au regard des lois de la République, c'est donc un parti comme les autres. " Il ajoutait pourtant : " Au regard de l'idéologie, pas vraiment. " Le président de la République a fait, lors de sa conférence de presse du 5 février, une distinction similaire : il y a des partis " qui sont dans la République : ceux qui concourent au suffrage, ont des candidats et des élus ". Et il aurait pu préciser : ceux qui bénéficient du financement public, dont le FN, à hauteur de 5 millions d'euros par an actuellement. Mais, a ajouté François Hollande sans avoir besoin de préciser qui il visait, tous les partis " n'adhèrent pas pleinement aux valeurs de la République ".
Cette distinction entre le respect des règles et l'adhésion aux valeurs républicaines est essentielle. Mais Marine Le Pen s'emploie à la déjouer. Depuis qu'elle a accédé à la présidence du parti, il y a quatre ans, elle s'est efficacement attachée à normaliser, respectabiliser et " dédiaboliser " son parti, pour mieux priver ses adversaires de leurs arguments habituels. En dépit des saillies insistantes de son père, elle ne s'est pas contentée de désamorcer, pour l'essentiel, le procès en antisémitisme qui était fait au Front national. Elle a également lancé " une véritable OPA sur la République ", à laquelle elle adresse " une ode permanente, avec une ardeur de néophyte ", souligne Pascal Perrineau, professeur à Sciences Po.
Dès son discours d'investiture, en janvier 2011, sans renier les thèmes fondamentaux de l'extrême droite – décadence de la France, dénonciation des élites, diabolisation du " monstre européiste ", de la mondialisation ou de l'islamisme, réquisitoire contre les féodalités et les communautés… –, Marine Le Pen s'est, en effet, placée sous l'égide de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : " Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. "
Le ton était donné. Depuis, elle n'a cessé de marteler cette langue républicaine, jusqu'à assurer, lors de son traditionnel discours du 1er-Mai, en 2013 : " Nous croyons à l'égalité des citoyens français, quelles que soient leurs origines ou leurs croyances. " Ou à déclarer à l'automne 2014, quand certains, à droite, réclamaient la démission du chef de l'Etat : " Je suis respectueuse des institutions. Je ne remets pas en cause la légitimité du président. La solution c'est la démocratie ", en l'occurrence, à ses yeux, la dissolution de l'Assemblée nationale pour restaurer " la confiance du peuple ". Nulle sédition à l'horizon !
Cette conversion est trop ostensible pour être honnête, jugent bien des analystes. Non sans de solides arguments. L'exemple de la laïcité est édifiant. Dès 2011, la présidente du FN a repris à son compte ce mot-clé du patrimoine républicain en général et de la gauche en particulier : elle en a même fait le pivot de " notre modèle républicain ". Mais c'est pour mieux prôner, souligne Nonna Mayer, chercheuse au CNRS, " une laïcité de combat, fermée, identitaire, dont elle fait une arme contre l'islam ", associant systématiquement immigration, communautarisme, islamisme et atteinte à la laïcité ou à l'égalité entre les hommes et les femmes.
Dans le livre passionnant qu'elle vient de publier avec Stéphane Wahnich (Marine Le Pen prise aux mots, Seuil,320 p., 19,50 €), Cécile Alduy, professeure à Stanford (Etats-Unis), va plus loin et dénonce un " coup de force sémantique " qui fait de " la laïcité le garant de l'identité chrétienne de la France " contre l'islam – une " religion nouvelle, explique Marine Le Pen dans un entretien avec l'auteure, dont les revendications heurtent les mœurs, les codes, les modes de vie, les habitudes d'un pays très anciennement fondé sur des valeurs judéo-chrétiennes ". Ainsi, la laïcité " se greffe sur un discours d'extrême droite pur jus, identitaire, islamophobe et anti-immigration ", pour mieux le légitimer.
Ce " double discours de Marine Le Pen " se vérifie à l'examen de son programme. Comment concilier, par exemple, les valeurs républicaines, telles qu'elles sont définies par la Constitution, avec le rétablissement de la peine de mort par référendum ou la suppression du droit du sol conférant la nationalité française aux enfants d'immigrés nés en France ? Plus encore, comment concilier le principe d'égalité, invoqué par la présidente du Front national, avec la logique de la " priorité nationale " qui reste, pour le politologue Jean-Yves Camus, " l'épine dorsale structurante du programme du FN " ? " La différenciation des droits d'accès aux prestations sociales, au logement ou à l'emploi est en rupture avec le principe d'égalité qui ne s'applique pas seulement aux citoyens français, mais aussi à toute personne présente sur le territoire national ", précise-t-il. Comme le souligne justement Cécile Alduy, " l'extrémisme euphémisé " de Marine Le Pen fait de son discours " un texte caméléon dans ses formes, mais inébranlable sur le fond ". " C'est sans conteste un atout : cible mouvante, difficile à cerner et à contrer, elle déroute ses adversaires. "
Mais cela ne suffit pas à expliquer la difficulté croissante des partis traditionnels, de gauche comme de droite, à tenir le FN à l'écart du champ républicain. Pour deux raisons. D'une part, estime Pascal Perrineau, " il est un peu trop court de ne voir dans la rhétorique républicaine de Marine Le Pen qu'une supercherie ou une habileté. Cela ne relève pas seulement de l'instrumentalisation ". Car l'élargissement de son électorat et l'ambition du Front national d'accéder au pouvoir lui imposent de sortir de sa marginalité initiale et de s'appuyer, peu ou prou, sur le socle de valeurs démocratiques très largement partagées par les Français.
D'autre part, " le débat formel sur le caractère républicain ou non du FN est une fausse bonne idée ", analyse Jean-Yves Camus. Non seulement ce parti ne remet pas en cause la forme républicaine, mais sa conception affichée de la République – autoritaire et plébiscitaire, fondée sur la démocratie directe plus que sur la démocratie représentative, nationaliste et, à certains égards, jacobine – peut se revendiquer d'une certaine tradition française, qui va du boulangisme au gaullisme.
Depuis trente ans, le parti lepéniste a forcé les portes de la République. Il s'emploie aujourd'hui à en squatter les valeurs. Il est urgent d'en décrypter les ruses si l'on ne veut pas, demain, qu'il y impose ses idées. Les condamnations morales ont fait long feu. Plus que jamais, c'est un combat politique.
Gérard Courtois