Il y a Hénin et Beaumont. Sans doute faut-il être de là-bas, comme Octave Nitkowski, qui signe Le Front national des villes & le Front national des champs, pour
savoir que son plus important réservoir de voix, le FN l'a trouvé à
Beaumont, la moitié la plus rurale (presque 63 % au second tour des
législatives de 2012). Ou alors, il faut s'y être perdu plus d'une fois,
comme la journaliste Haydée Sabéran, correspondante de Libération
dans le Nord - Pas-de-Calais, qui fait part, au beau milieu de son
passionnant récit, « Bienvenue à Hénin-Beaumont », de son désarroi
devant la disparition des noms historiques des quartiers au profit de
zones répertoriées comme « Sud », « Nord-Ouest », « Est »…
Hénin-Beaumont, cette municipalité du Pas-de-Calais de 27 000
habitants, que le candidat du Front national, Steeve Briois, déjà
conseiller municipal, est en mesure de conquérir aux élections du mois
prochain, se révèle, à l'usage, une « ville pour initiés », où
il faut demander son chemin. Impossible, sinon, de trouver ces sites
architecturaux que sont la « cité Darcy » ou la « cité Foch », exemples
hors du commun d'habitat minier. Il n'y a pas traces, dans le mobilier
urbain, de cette géographie qui fut aussi une histoire très forte, celle
des mines, de la classe ouvrière, de la SFIO (l'ancêtre du PS), celle
des grèves de 1941 et de la Résistance. Le centre-ville d'Hénin-Beaumont
? Il s'est paupérisé : les belles maisons, divisées en appartements,
parfois insalubres, sont le signe d'une « splendeur passée », écrit Sabéran.
De la honte, comme le laisse penser cet effacement ? De la nostalgie ?
Il est malaisé de mesurer le legs de cette forte histoire politique,
maintenant que les usines ont fermé, et que la désespérance sociale est à
son comble… En 2009, lors d'élections municipales anticipées qu'avait
provoquées la révocation du maire socialiste, Gérard Dalongeville, mis
en examen notamment pour détournement de fonds publics et favoritisme,
le Front national avait obtenu plus de 47 % des voix. Le succès
aujourd'hui est certain, clame Marine Le Pen.
LA GÈNE ET LE MALAISE
Plus que la nostalgie ou la honte, c'est la gêne le premier sentiment
qui sourd des pages d'Haydée Sabéran. Celle qu'éprouvent les habitants
d'Hénin-Beaumont à vivre sous la loupe des commentateurs politiques,
sans cesse auscultés. Le malaise, aussi, ressenti du côté des électeurs
FN. C'est le précieux enseignement du reportage. Allant à la rencontre
des habitants, la journaliste saisit bel et bien une forme d'embarras –
quelque chose de plus subtil que ne le laisse penser le terme de «
dédiabolisation ». Hors de la permanence du FN, les aveux sont en effet
rares. Si, comme le constate un Héninois rencontré au kebab du coin, « les racistes osent s'exprimer, à cause de Marine Le Pen », peu
nombreux encore sont ceux qui crient haut et fort leur choix devant
l'urne. A la cité Darcy, Farid est sûr qu'il a des amis qui votent FN et
n'osent pas le dire. Tel autre ne cache pas son vote même si, au fond,
il est sûr que les élus FN se révéleront des « pourris » comme
les autres. C'est ce qui frappe le plus dans ce qu'Haydée Sabéran donne à
voir et à entendre : à l'exception des militants, nulle trace de foi
aveugle ou d'embrigadement. Alors ces scores sont-ils tout simplement la
prime à ceux qui n'ont jamais eu le pouvoir, comme l'analyse Mohammed,
fils de mineur ? « C'est un vote par défaut, pour l'instant », avance l'auteure. Volatil, de surcroît.
Steeve Briois lui-même ne fanfaronne pas ; pas question pour lui de
surjouer le candidat de l'extrême. Le sigle de son parti est apposé sur
ses tracts avec discrétion : le plus fréquemment, seule la flamme
stylisée y figure. Dans ses courriers, Steeve Briois se présente comme « conseiller régional » et « conseiller municipal d'Hénin-Beaumont ». Dès lors, difficile, selon Haydée Sabéran, de conclure au vote d'adhésion. Un « attachement aux personnes »
serait plus juste. Il faut dire que Steeve Briois y met du sien :
repas, thé dansant, fêtes d'école, pas une réjouissance collective à
laquelle il ne participe. « On est proche des gens, dit-il, comme la gauche avant, quand elle était encore le parti de Jaurès. »
A la mort de Pierre Mauroy, en juin 2013, il s'était d'ailleurs distingué en rendant hommage à cet « authentique homme de gauche dont la conscience sociale n'a jamais été feinte ».
La marque d'une stratégie élaborée en hauts lieux, et qui se donne à
entendre dans les accents étatistes de Marine Le Pen. A Hénin-Beaumont, « il arrive que le FN s'approprie jusqu'à la lutte des classes », note
Haydée Sabéran. Où, mieux que dans le bassin minier, à quelques
encablures du lieu de naissance de Maurice Thorez, le FN peut-il prouver
sa capacité à pénétrer les milieux ouvriers ? Preuve de sa puissance à
capter les voix de gauche, Marine Le Pen voit aussi Hénin-Beaumont comme
un endroit où montrer une capacité à gouverner localement : ne plus
être ramenée, comme elle le dit, « à la gestion de Jean-Marie Le Chevallier à Toulon, il y a vingt-cinq ans ». Double enjeu, donc, symbolique et pratique.
PAS TOTALEMENT ANODIN
Dès lors, Hénin-Beaumont est-il la démonstration que le «
gaucho-lepénisme », phénomène analysé par le politologue Pascal
Perrineau comme le passage au vote frontiste d'électeurs appartenant aux
couches populaires, longtemps arrimés à la gauche, existe-t-il bel et
bien ? A la cité Darcy, le FN est majoritaire dans chacun des trois
bureaux de vote, là où le PCF fut des années durant hégémonique. Mais
l'auteure reste prudente. Aux yeux d'Octave Nitkowski, en revanche, né à
Hénin-Beaumont, auteur du blog « A l'ombre des terrils » et encore
étudiant à Sciences Po, c'est bien la classe ouvrière qui se tourne vers
l'extrême droite : « La tristesse ouvrière se guérit à travers le vote pour le Front national. »
Son ouvrage ne propose pas une sociologie des comportements électoraux,
mais déploie classiquement une analyse politique des stratégies mises
en oeuvre par le FN. Face à un « déclin du vote de classe » et à « un nouvel électeur en perte de repères », Marine Le Pen a toutes les chances, pense-t-il, de donner naissance à « une véritable droite prolétarienne » et même de se trouver au second tour de l'élection présidentielle de 2017.
Pas de pari de cette nature chez Haydée Sabéran. Elle préfère
écouter, observer, et constater que le vote FN n'est pas, à
Hénin-Beaumont, devenu, comme on le prétend parfois, totalement anodin. A
l'autre bord de l'échiquier politique, les partis de gauche, au bilan
calamiteux, sont trop occupés à résoudre leurs conflits internes pour se
mobiliser. Après le retrait d'un candidat divers gauche, il reste
quatre listes de ce bord en lice face au FN : ce seul chiffre permet de
mesurer le poids du contexte local dans la singularité héninoise.
Alors que la Fondation Jean-Jaurès crée, ce mois de février 2014,
l'Observatoire des radicalités politiques (ORAP), afin de dessiner « une cartographie dynamique de la mouvance extrême droitière »,
le livre d'Haydée Sabéran rappelle l'intérêt d'une pluralité
d'approches et la richesse d'un journalisme de terrain. Aujourd'hui, il
est probable qu'elle ne se perde plus dans les rues d'HéninBeaumont.
Bienvenue à Hénin- Beaumont. Reportage sur un laboratoire du Front national, d'Haydée Sabéran, La Découverte, «Cahiers libres», 182 p., 15 euros.
Le Front national des villes &le Front national des champs. La France perd le Nord: tomeI, d'Octave Nitkowski, Jacob-Duvernet, 184 p., 17,90 euros.