Qui est la majorité silencieuse, aujourd'hui ? Est-ce celle qui a peur de répondre aux sondeurs qu'elle votera Le Pen ? Ou est-ce celle qui ne dit mot et qui, à l'instar de mai 1968, ronge son frein, en a ras-le-bol du chahut des extrêmes et votera classiquement droite, centre ou gauche ? Suivant le cas, le FN serait, soit au-delà des 25% affichés par les instituts de sondage, soit en deçà de ces 25%...
« Y
aurait-il sous-estimation du vote pour le Front national ? »
Dans sa chronique, Benoît Hopquin, directeur adjoint de la rédaction du
« Monde », s’interroge sur les intentions réelles de cette soi-disant
majorité silencieuse.
LE MONDE | 27.03.2017
CHRONIQUE.
Un doute, un terrible doute : Marine Le Pen ne peut être si bas
dans les sondages… Les instituts, en leur sapience et leurs échantillons
représentatifs, le soutiennent pourtant, tous unanimement et mordicus. Un quart
des électeurs français lui accorderaient leur suffrage. Tantôt un léger quart,
tantôt un gros quart, selon arrivages d’IFOP et consorts. Ne serait-ce pas
plutôt un quart qui serait un tiers, à la manière de la recette du mandarin
citron de Raimu dans Marius. Non ! Un quart, solide,
inexpugnable, mais un quart seulement. C’est trop, et trop peu. On veut dire
que c’est trop pour le citoyen, mais trop peu pour l’observateur.
Affres de perplexité, poison du soupçon. Comment y croire vraiment de ce
qui se voit à la télévision, plus sûrement encore, de ce qui s’entend dans la
rue et aux tables familiales, de ce qui se braille à tue-tête au bar et, à la
tienne, Etienne, sur les réseaux sociaux ? Un quart, un quart de rien du
tout ? Est-ce possible ? Il y a cette actualité qui fredonne, refrains
anxiogènes après couplets déprimants, une vilaine chanson. Il y a ce qui
transparaît des doctes études d’opinion, montrant une majorité de Français
paumés par la société comme elle va, ou ne va pas. Difficile de ne pas voir
cette crise économique et morale qui ronge le pays en son âme. De ne pas
comprendre la colère que génère cette campagne, avec ses affaires taillées sur
mesure comme costards pour le discours des démagogues.
« Fluctuat nec mergitur »
Stupidité d’ignorer cette masse déjà immense et toujours grandissante
d’oubliés de la mondialisation et de la béatitude parisienne. De ne pas mesurer
la peur au ventre les bataillons d’électeurs desperados qui pensent, à tort ou
à raison, n’avoir rien à perdre si ce n’est rien à gagner à
l’extrême droite. De tout ça et de tant d’autres choses, la France semble bien
promise au Front national comme Jeanne d’Arc au bûcher. L’air du temps, celui
qui est inscrit au-dessus de cette chronique, celui qu’on hume à pleins poumons
en ces remugles nauséabonds, ne peut qu’augurer un triomphe de la Marine.
Et pourtant, un quart… 25 %, plus ou moins des brouettes, des
pouièmes. Vague après vague, les sondages réduisent le vote FN aux proportions
d’un fort clapot. Nul raz-de-marée, nulle déferlante à l’horizon d’avril et de
mai qui drosserait notre République vers des côtes inconnues. Juste une houle
qui fera tanguer le rafiot France et donnera le mal de mer à ses passagers. Fluctuat
nec mergitur, le reste ne serait que littérature.
Les sondeurs – Ah, madame Michu, les sondeurs ! – ne feraient-ils pas
preuve du même aveuglement que leurs pairs anglais ou américains, l’an
passé ? La même fausse manip’ qu’ils firent lors de la présidentielle de
2002, puis du référendum européen de 2005 ? Y aurait-il anguille sous
roche et cagade dans le questionnaire ? Sous-estimation d’un vote comme un
péché par omission ? Ou bien traîtrise, scélératesse, réserve cachée de
l’extrême droite, tapie parmi les abstentionnistes comme au fond d’un bois,
cavalerie prête à fondre, à prendre à revers les pronostics ? Possible.
Piège
A moins qu’il n’y ait une autre explication, insaisissable, évanescente,
fumeuse, on en convient : la majorité silencieuse. L’expression est née à
droite, on le sait, en réaction à l’assourdissante cacophonie de Mai 68.
Pompidou, après Nixon, sut la populariser en ces années où la gauche, plus
encore l’extrême gauche, parlaient haut, gueulaient fort, saturaient l’espace
public de leurs slogans et certitudes. Face à cette minorité agissante se
dressait en son marmoréen mutisme la majorité silencieuse.
Aujourd’hui, elle est rebaptisée la « France
périphérique », la « France profonde » ou
la province. Elle serait le « pays réel », du moins tel
que rêvé par les candidats. Elle est, comme le rappelait François Fillon au
Trocadéro, « une certaine idée » pour homme
politique dans le besoin. Pour les sociologues, elle est fantasme plus que
réalité. Elle est vox populi et en même temps foule aphone.
Elle est bonne pâte, en tout cas. Depuis toujours, on lui fait dire ce qu’on
veut à la majorité silencieuse, cette grande muette.
La clameur, elle, a changé de bord depuis cinquante ans. Les primes
vérités, les évidences sont désormais vociférées par l’extrême droite. Cette
parole dite « libérée » est devenue si tonitruante
qu’on la jurerait majoritaire. En bien des endroits du pays, elle n’est pas
seulement dominante : elle est devenue exclusive. C’est le piège de la
grande gueule. On n’entend qu’elle, donc elle se croit toute seule.
On se souvient de cette scène observée dans un petit restaurant du Quesnoy,
dans le Nord. Une tablée exprimait bruyamment ses convictions frontistes,
emplissait l’espace de ses profondes considérations. Le patron et les autres
clients restaient muets, la tête dans leur assiette.
N’était-ce pas elle, la majorité silencieuse ? Ne serait-ce pas ceux
qu’on vit, ou plutôt ne vit pas, un soir d’élection municipale, à Saint-Gilles,
dans le Gard, en 2014. Ils venaient d’infliger un anonyme camouflet à
Gilbert Collard, qui se voyait déjà dans ce fauteuil de maire que ses
omniprésents soutiens lui promettaient à cor et à cri. On devina les mêmes à
Carvin, dans le Pas-de-Calais, l’année suivante, faisant barrage au même FN,
pour qui le canton était gagné d’avance. Dans les deux cas, ils ne pavoisèrent
guère, au soir de leur victoire, ces électeurs taiseux. Ils retournèrent à leur
non-existence. Il en fut de même lors des élections régionales dans les
Hauts-de-France ou en PACA : des bulletins plus que secrets privèrent
encore l’extrême droite d’un triomphe annoncé.
Loin des foules hurlantes des meetings, ils existeraient donc, ces
passagers clandestins de la démocratie, armée des ombres faite de
bric et de broc, de gauche et de droite. Des gens fâchés contre le système,
comment ne pas l’être ?, mais plus encore contre les idéologies par trop
gaillardes. Peut-être est-ce cette France-là, ces trois quarts-là, que les
sondages parviennent seuls à faire parler. Peut-être.