lundi 6 juin 2011

Le procureur Cyrus Vance Jr



Mais pourquoi a-t-il fallu que Dominique Strauss-Kahn tombe sur un os pareil ? Pas antifrançais pour deux sous, non, mais quelqu'un d'encore bien plus risqué : un type de gauche. Certes, Cyrus Vance Jr, le " DA " (district attorney, procureur du district) du comté de New York, ne fait pas partie de la frange progressiste du Parti démocrate. Mais il représente une tradition très ancrée en son sein, celle d'une certaine aristocratie " WASP " (white Anglo-Saxon protestant : protestants blancs anglo-saxons) du nord-est des Etats-Unis qui porte haut un humanisme de bon aloi.

Ses " valeurs " ont pour nom droiture personnelle, sens du bien public, attention aux plus faibles et respect des engagements éthiques qu'impose la louable réussite financière (auquel on ajoutera ce corollaire : l'insondable mépris pour les parvenus qui croient possible de s'en émanciper). Une gauche pour qui détenir un pouvoir exige d'abord de s'en montrer digne.

Cyrus Vance Jr vient d'une de ces familles patriciennes-là : autant dire qu'il est lui-même né avec une cuillère d'argent dans la bouche. Etudes dans des universités prestigieuses, Yale d'abord, puis son droit à Georgetown (Washington). La famille possède une propriété balnéaire à Martha's Vineyard, petite île du Massachusetts où se retrouvent les élites de la Nouvelle-Angleterre. Père éminent juriste, président du barreau puis ponte du parti à New York, ministre sous trois présidents : John Kennedy, Lyndon B. Johnson puis Jimmy Carter, trois démocrates. La carrière de son père, devenu secrétaire d'Etat, se terminait en apothéose lorsque l'affaire des otages américains à Téhéran, en 1980, tourna au fiasco. Une opération militaire avait été menée pour les récupérer sans qu'il en soit informé. Cyrus Vance démissionna. La rectitude : Cyrus Jr a vécu sous cette ombre tutélaire-là.

En accédant au poste de procureur de Manhattan, en 2009, il succédait à une autre figure mythique de la grande bourgeoisie démocrate : à 90 ans, le procureur Henry Morgenthau s'en allait après trente-quatre ans à la tête du parquet local. Ce dernier appela les New-Yorkais à voter pour le jeune Vance, parce qu'" il est le meilleur : un bon juriste et un homme juste ". Cyrus, fait rare, reçut le soutien du New York Times et des quotidiens populistes de droite réunis. Cet homme-là promettait d'être incorruptible et sans parti pris. Le 3 novembre 2009, il fut élu sur un score de république bananière : 91 % des voix. Les avocats de Dominique Strauss-Kahn sont prévenus. Ils affrontent un parangon de vertu jouissant d'un soutien massif.

Un vertueux qui, on l'aura compris, doit aussi se faire réélire. " DA " à Manhattan est un des postes les plus politiques qui soit. Si le procureur américain est bien plus indépendant du pouvoir que ne l'est un procureur français du parquet, il est aussi plus soumis aux desiderata de l'opinion. Or, avec l'affaire DSK, Cyrus Vance Jr sent qu'à 56 ans il tient le dossier de sa vie. A ses yeux, l'ex-patron du Fonds monétaire international (FMI) réunit deux des catégories qu'il a le plus pourchassées : les tyrans domestiques qui imposent leur violence à leurs proches, et les opulents, ces sempiternels bénéficiaires de l'impunité.

Avant " l'affaire ", Cyrus Vance Jr s'est rendu célèbre pour sa défense des femmes battues. Sur son site, il promet de poursuivre les délinquants, " particulièrement dans le domaine de la violence domestique ". Le 22 mars, dans le Daily News, il s'insurgeait encore : " Les cas de violences domestiques sont trop souvent traités comme de simples écarts de conduite, pas plus pénalisés que les fraudes au transport dans le métro. "

Dès son entrée en fonctions, il avait lancé un programme de " justice communautaire " où magistrats et policiers coopèrent avec les travailleurs sociaux pour mieux protéger les droits des plus nécessiteux - à commencer par les nécessiteuses, les femmes seules avec enfants. En 1995, devenu avocat, il avait plaidé la cause de 29 000 employées de Boeing qui exigeaient que le géant de l'aéronautique applique la parité salariale. Il l'avait fait condamner pour discrimination, gagnant pour ses clientes 72,5 millions de dollars (50 millions d'euros) de compensation. Un homme de gauche, vous dit-on...

Elu en pleine crise financière, il consacre aussi beaucoup de son temps aux criminels en col blanc. L'information est passée relativement inaperçue : Cyrus Vance Jr est aussi " entré dans le cirque Goldman ", signalait Forbes, le " magazine des riches ", le 1er juin. Traduction : malgré un accord passé entre la Securities and Exchange Commission (SEC), le contrôleur de la Bourse, qui a vu la banque Goldman Sachs verser une amende de 550 millions de dollars (380 millions d'euros) pour éviter d'être poursuivie pour divers soupçons de fraudes et conflits d'intérêts durant la crise financière, Cyrus Vance Jr entend poursuivre malgré tout son PDG, Lloyd Blankfein, pour " parjure " : il aurait menti aux élus du peuple lors de son audition au Sénat. Les deux mots qui reviennent le plus souvent parmi ses collaborateurs pour décrire leur patron procureur sont : un homme " ouvert ", mais " tenace ".
Et maintenant, comment " Cy ", comme ils le surnomment, va-t-il s'y prendre ? Son affrontement avec les ténors que sont les deux avocats de DSK, Benjamin Brafman et William Taylor, est attendu par tout le milieu judiciaire. L'affaire n'en est encore qu'à la phase préliminaire où accusation et défense affûtent leurs ergots. Benjamin Brafman clame qu'il ira jusqu'au bout, Cyrus Vance Jr assure qu'il ne demande que cela. En vérité, leurs dossiers respectifs sont loin d'être finalisés, et chacun sait que l'autre n'a pas révélé toutes les pièces dont il dispose. Cyrus Vance Jr sait aussi que la défense peut jusqu'au procès faire apparaître un témoin inattendu. A ce jeu, chacun cherche à supputer la volonté de l'autre partie de modifier sa stratégie.

Mais si d'aventure le camp DSK, inquiet de la tournure des événements - on ne sait encore rien d'officiel, par exemple, quant aux analyses du laboratoire médico-légal -, laissait entrevoir une velléité de négocier un abandon partiel des accusations en contrepartie d'une peine très allégée, rien ne dit que " Cy " y consentirait. On l'oublie souvent, mais, dans la procédure américaine, pour qu'il y ait plea bargain (négociation à partir d'une reconnaissance de culpabilité par l'accusé), encore faut-il que le procureur y consente. Or, dans cette affaire, l'enjeu apparaît tel que, pour nombre d'experts, sauf extraordinaire retournement, le procureur aurait peu à gagner, juridiquement et politiquement, à un abandon des charges contre DSK. Sa réélection, il la jouera fin 2013. D'ici là, il saura depuis longtemps si le procès de sa vie - si procès il y a - lui aura permis d'espérer l'emporter de nouveau avec un score pharaonique. 

Sylvain Cypel (New York, correspondant)
Lz  Monde 5/6/2011

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