mercredi 18 mai 2011

Les animaux perturbés par la chimie (2)

 (Rappel: les perturbateurs endoctriniens, interdits récemment par la loi, ont des effets néfastes sur la faune et par conséquent sur l'homme)

L'exemple le plus frappant reste celui des mollusques, très sensibles à la contamination des milieux aquatiques du fait de leur faible capacité à éliminer les polluants chimiques. Dans les années 1980, on s'est ainsi aperçu que les extinctions de masse de mollusques à proximité des zones portuaires étaient liées à une substance entrant dans la composition des peintures appliquées aux carènes de bateaux, le TBT (tributylétain). Les études, depuis, ont montré que ce produit, même à très faible dose, exerce un effet virilisant sur les femelles.

Poissons, reptiles, oiseaux et amphibiens (ces derniers étant particulièrement vulnérables du fait de leur double vie terrestre et aquatique, de leur peau semi-perméable et des modalités de leur développement) : chez tous, des phénomènes de dérèglements hormonaux et de mutations sexuelles similaires ont été observés. Avec des conséquences parfois dramatiques.
Ce fut le cas dans les années 1970 pour les phoques gris de la Baltique : empoisonnés au DDT (insecticide) et au PCB (utilisé pour le traitement des arbres), (AA: tous les 2 interdits aujourd'hui) ils perdaient leurs dents et devenaient stériles, et ont bien manqué disparaître. C'est aujourd'hui celui des bélugas du fleuve Saint-Laurent (Canada) et des ours polaires, dont les populations ont également été confrontées à d'autres difficultés (la pêche pour les unes, le réchauffement climatique pour les autres). Ce pourrait être, demain, celui d'espèces plus communes.

Des chercheurs britanniques ont ainsi récemment évalué les effets anatomiques de la perturbation due aux stéroïdes œstrogènes chez le gardon, dans une cinquantaine de sites où le risque de contamination était avéré : un tiers des mâles collectés présentaient un phénotype intermédiaire entre mâle et femelle, et les spermatozoïdes, chez les poissons les plus touchés, montraient une diminution de 50 % à 75 % de leur mobilité.
" La perturbation endocrinienne met en péril l'ensemble des systèmes biologiques naturels ", souligne Hélène Roche, spécialiste en écotoxicologie aquatique (CNRS-université Paris-Sud). Avec un impact d'autant plus grand que ces substances toxiques, principalement dispersées par les cours d'eau, peuvent l'être aussi par voie atmosphérique.
" Nous étudions actuellement la contamination des truites dans les îles Kerguelen de l'océan austral, région très éloignée des zones agricoles ou industrielles, illustre-t-elle. Et que découvre-t-on ? Que ces truites sont contaminées par des organochlorés (PCB) à des taux équivalents à ceux qui affectent les anguilles de Camargue, contaminées par les eaux du Rhône. "

Modes d'action, échelles de nocivité, analyse des dégâts sur l'individu ou une population d'individus : sur tous ces points, les effets des perturbateurs endocriniens sont aujourd'hui bien documentés. Mais ces données, estime le WWF, n'en restent pas moins impuissantes à estimer réellement l'impact de ces substances sur la nature, les scientifiques ayant " rarement pris en compte les effets de perturbations endocriniennes à l'échelle des communautés, des écosystèmes, voire à l'échelle de l'écosphère ". D'où la nécessité de mettre en œuvre de nouveaux programmes de recherche.
Comment prendre en compte les effets cumulatifs des perturbateurs hormonaux, qui sont souvent plusieurs à agir simultanément sur un même organisme (effet cocktail), et mettent en péril plusieurs de ses fonctions vitales ? En créant des modèles d'étude, au croisement du terrain et de la logique mathématique et statistique.
" L'enjeu de la modélisation est de représenter le meilleur compromis entre ce qui se produit réellement dans la nature et un système dont la complexité ne soit pas inabordable ", résume Sandrine Charles, qui anime depuis 2010 la jeune équipe " Modélisation et écotoxicologie prédictives " (CNRS-université Claude-Bernard-Lyon-I). Pour mieux se faire comprendre, elle présente un schéma à multiples entrées. " Il s'agit d'un écosystème aquatique assez générique, représentatif de la plupart des régions de la planète, mais très simplifié ", explique-t-elle. Un modèle, donc. Sur lequel il n'en faut pas moins, si l'on veut étudier scientifiquement les effets exercés par des substances toxiques, tenir compte de 13 groupes d'espèces, 23 relations trophiques entre ces espèces, 63 processus biologiques (respiration, excrétion, etc.)... et 265 paramètres !
Si l'on ajoute à cela que, en matière de perturbateurs endocriniens, la dose ne fait pas le poison (les effets sont parfois plus marqués aux faibles concentrations), que leur action peut comporter un délai de latence et se transmettre sur plusieurs générations, on conçoit combien il est difficile d'évaluer précisément les conséquences sur l'environnement de cette famille de produits à risques. Une difficulté dont les associations de protection de l'environnement estiment qu'il faut tenir compte en termes de réglementation.
" Cette problématique émergente de la perturbation endocrinienne remet en question les fondements mêmes de certains principes d'écotoxicologie, comme la notion de seuil, de faible dose, de fenêtre d'exposition ou encore d'impact sur l'ensemble d'une chaîne trophique ", précise le WWF, pour qui " l'outil réglementaire est insuffisant au vu des enjeux ". Sur le plan environnemental, en effet, la classification de perturbateurs endocriniens n'existe pas en tant que telle.
" Pour la protection des écosystèmes, la réglementation est basée sur une logique substance par substance, et sur la notion de létalité. Mais pour les perturbateurs endocriniens, cela ne tient pas la route ! ", renchérit André Cicolella, président du RES. " Compte tenu de leur mode d'action très spécifique, et des dégâts a priori importants qu'ils peuvent entraîner, ces produits devraient constituer une catégorie à part au sein des polluants de l'environnement. "

Un vœu qui rejoint celui du comité de suivi du Plan national santé environnement (2009-2013), qui proposait en décembre 2010 la création au niveau européen d'une catégorie spécifique aux perturbateurs endocriniens, venant compléter les catégories cancérigènes, mutagènes (1) et reprotoxiques (2).

Catherine Vincent
© Le Monde (14/5/11)


(1) agent qui change le génome (en général l'ADN) d'un organisme et élève ainsi le nombre de mutations génétiques au-dessus du taux naturel d'arrière-plan. 
Les mutagènes sont en général des composés chimiques ou des radiations.
Les mutations, en dehors de celles qui affectent les cellules reproductives, ne sont pas inoffensives. Si elles n'induisent pas toutes des cancers, ce sont la première étape nécessaire vers la cancérisation.(Wikipedia)
 (2) « substances et préparations qui, par inhalation, ingestion ou pénétration cutanée, peuvent produire ou augmenter la fréquence d'effets nocifs non héréditaires dans la progéniture ou porter atteinte aux fonctions ou capacités reproductives mâles ou femelles » (directive européenne 67/548/CEE)

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